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s'est cru obligé de mettre en note que La Bruyère s'exprimait plus en poëte qu'en historien. Voilà une plaisante manière d'excuser un philosophe qui déraisonne, de dire qu'il parle en poëte! Il n'y a rien dans tout cela de poétique; il n'y a que du mauvais esprit. C'était sans doute une chose délicate de parler d'un prince vivant, d'un prince qui faisait la guerre à Louis XIV; mais si La Bruyère voulait à toute force en parler, quand rien ne l'y obligeait, il fallait songer aux bienséances et à la postérité. Il fallait se demander si la nation anglaise n'avait pas usé de ses droits constitutionnels en réprouvant un roi qui les violait, qui se déclarait l'ennemi de leur liberté et d'une religion erronée sans doute, puisqu'elle est séparée de l'Église, mais que les Anglais regardent comme une des bases de cette liberté ; il fallait se demander si le prince d'Orange, appelé au trône par les Anglais, n'y montait pas avec le plus légitime de tous les titres, le vœu des peuples qui le voulaient pour roi. Il était le gendre du roi Jacques, je l'avoue; mais des intérêts de la plus haute importance devaient-ils céder à des considérations de famille, qui ne doivent jamais être les premières pour un prince? Si le prince d'Orange, par son caractère, par ses talents, par son activité, était digne d'être à la tête des puissances protestantes, et de les défendre contre l'ennemi le plus puissant du protestantisme; s'il était assez habile pour réunir dans la cause commune l'Angleterre et la Hollande, que

Louis XIV eut d'abord l'adresse de diviser; s'il était le lien de leur union avec l'empereur et le duc de Savoie contre un monarque dont la puissance prépondérante menaçait d'asservir l'Europe; c'était jouer à la fois le rôle le plus imposant et le plus glorieux; et ce fut en effet celui de Guillaume jusqu'à son dernier moment. La Bruyère lui reproche son ascendant sur tous les princes alliés contre la France, et il lui donne, sans y songer, la plus grande de toutes les louanges, en faisant voir qu'un stathouder de Hollande était l'ame de cette ligue puissante et politiquement nécessaire; qu'il la dirigeait par son génie, et l'échauffait par son courage. Et où a-t-il pris qu'un prince de la maison d'Orange, qu'un stathouder de la république hollandaise était né sujet? Quelle petitesse de plaisanter sur sa maigreur, sur ses dix onces de chair! On a honte qu'un écrivain de mérite ait imprimé ces platitudes. Est-ce qu'une ame forte dans un corps faible n'en est pas plus admirable? Cet homme, qu'il semblait que l'on dût jeter à terre du moindre souffle, ne put être renversé par tous les efforts de Louis XIV, et mérita d'être l'objet de sa haine en opposant une barrière inébranlable à son ambition. Il mérita d'être regardé par les Anglais comme le véritable fondateur de cette constitution que les autres peuples admirent, mais qu'ils auraient tort d'envier, parce qu'elle ne convient qu'à l'Angleterre ;

il le mérita, parce que ce fut lui qui l'affermit sur des bases plus assurées.

C'est à ce titre que l'époque de son règne est célébrée tous les ans par la reconnaissance du peuple anglais; et n'est-ce pas un honneur pour sa mémoire que le règne des lois date du sien?

N'oublions jamais que le zèle de la vraie religion, dans un écrivain catholique, ne doit jamais aller jusqu'à le rendre injuste envers les peuples et les rois qui ont le malheur d'être dans le schisme. La piété doit en gémir sous les rapports d'un ordre à venir; mais le jugement de l'histoire est de l'ordre temporel, et nous savons de plus que les hérésies entrent dans celui de la Providence (1), dont nous ne pouvons ni juger ni pénétrer les décrets.

Si l'auteur, en injuriant avec tant d'indécence un roi d'Angleterre, ne voulait que flatter le roi de France, c'était encore un tort de plus. Qu'estce qu'un moraliste flatteur? Il est trop vrai que La Bruyère l'était il dit quelque part: « Les en«fants des dieux, pour ainsi dire, se tirent des « règles de la nature, et en sont comme l'excep<«<tion. Ils n'attendent presque rien du temps et « des années. Le mérite chez eux devance l'âge : «ils naissent instruits, et ils sont plus tôt des « hommes parfaits que le commun des hommes «ne sort de l'enfance. »

(1) Oportet hæreses esse. (S. PAUL, I Cor. 11, 19.)

En voilà, pour cette fois, des hyperboles poétiques, mais bien déplacées dans un livre de morale. Que veut dire cette expression: Les enfants des dieux? A qui l'auteur veut-il l'appliquer? Sans doute, comme l'éditeur nous en avertit en note, aux fils, aux petits-fils de rois: c'est eux en effet que les poëtes appellent souvent les enfants des dieux. Mais ce qui est une figure en poésie est ici une adulation très-blâmable. Pourquoi le censeur amer de toutes les conditions cherche-t-il à corrompre celle de toutes qui est le plus près de la corruption? Comment un philosophe ose-t-il dire à ceux qui ont le plus besoin d'être instruits qu'ils naissent instruits? Si ces termes peuvent s'appliquer à quelques hommes privilégiés, c'est aux enfants de la nature qu'elle a le plus favorisés; et ceux-là se trouvent dans toutes les classes, aussi souvent pour le moins que parmi ceux que l'auteur appelle enfants des dieux.

C'est avec peine aussi qu'on voit un écrivain que son talent rend digne d'écrire pour la gloire, avouer qu'il écrit pour le gain, et se plaindre crûment au public de n'être pas assez payé de ses ouvrages. « Vous écrivez si bien! continuez «d'écrire..... Suis-je mieux nourri et plus lourde«ment vêtu? Suis-je dans ma chambre à l'abri du «< nord? Ai-je un lit de plume, après vingt ans << entiers qu'on me débite dans la place? J'ai un grand nom, dites-vous, et beaucoup de gloire.

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<«< Dites que j'ai beaucoup de vent qui ne sert à « rien. Ai-je un grain de ce métal qui procure << toutes choses, etc. »

Ces sortes de saillies se pardonnent à un poëte: les poëtes, de temps immémorial, sont en possession de se louer de leur génie, et de se plaindre de leur fortune. Un livre grave exige d'autres bienséances. Il y a trop d'amour-propre d'auteur à se faire dire, Vous écrivez si bien! vous avez un grand nom et beaucoup de gloire....; et trop peu de la fierté d'un honnête homme, à dire Ai-je de l'or? Quand on a pris le rôle de philosophe, il faut le soutenir. On est fondé à vous répondre: Vous devez connaître les hommes et les choses, puisque c'est l'objet de vos études; et quand vous avez pris le parti d'écrire, vous deviez savoir que ce n'était pas le chemin de la fortune. « Il ne dépend pas de nous (a dit très-judicieusement <«< Voltaire) de n'être pas pauvres, mais il dépend toujours de nous de faire respecter notre pau

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« vreté. >>

Je passe sous silence quelques phrases mal écrites, quelques tournures forcées, défauts moins essentiels que ceux dont je viens de parler; et je me hâte, pour terminer cet article, d'arriver à un écrivain qui n'a rien de commun avec aucun de ceux dont j'ai fait mention, si ce n'est d'avoir écrit sur la morale: je veux dire Saint-Évremond.

Il eut, dans le dernier siècle, une réputation prodigieuse; il en a perdu beaucoup, et peut-être

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