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prêt à les suivre, lorsqu'Aménaïde, en leur présence, vient se jeter ay pieds de son libérateur. Ainsi tout est préparé pour cette scène unique, nécessaire au plan, et qu'il fallait rendre terrible pour Aménaïde, en rendant cette rapide entrevue inutile à l'éclaircissement. Tancrède était déjà résolu à ne pas la voir; le temps presse ; il faut marcher à l'ennemi; il est entouré de témoins devant qui Aménaïde ne peut le nommer sans le perdre Quelle combinaison savante ! Ce n'est pourtant là que de l'art: le génie est dans la réponse de Tancrède, dont chaque parole est plus cruelle pour son amante que l'échafaud dont il vient de l'arracher. Il la laisse anéantie, et cette nouvelle situation, si forte pour l'effet théâtral, si douloureuse pour les deux amans, ne laisse aucune prise à la critique réfléchie. Il ne restait plus qu'à l'approfondir par l'éloquente expression des sentimens. et c'est où le poëte triomphe. Aménaïde n'a pas même pensé jusque-là que son amant pût la croire capable de l'infamie dont on l'accuse; elle voit qu'il en paraît convaincu, qu'il dédaigne même de l'entendre.

Il me rebute, il fuit, me renonce et m'outrage!
Quel changement affreux a formé cet orage?
Que veut-il ? quelle offense excite son courroux ?
De qui dans l'univers peut-il être jaloux ?
Oui, je lui dois la vie, et c'est toute ma gloire;
Seul objet de mes vœux, il est mon seul appui ;
Je mourrais, je le sais, sans lui, sans sa victoire;
Mais s'il sauva mes jours, je les perdrais pour lui.

La réponse de Fanie est un résumé très-adroit de tous les moyens que le poëte a imaginés pour fonder cette erreur, sans laquelle il n'y avait point de pièce.

Il le peut ignorer, la voix publique entraîne ;
Même en s'en défiant, on lui résiste à peine.

Ce dernier vers, d'une vérité remarquable, méritait d'être tourné avec plus de soin et d'élégance.

Cet esclave, sa mort, ce billet malheureux,
Le nom de Solamir, l'éclat de sa vaillance,
L'offre de son hymen, l'audace de ses feux,
Tout parlait contre vous, jusqu'à votre silence,
Ce silence si fier, si grand, si généreux,
Qui dérobait Tancrède à l'injuste vengeance
De vos communs tyrans armés contre vous deux.
Quels yeux pouvaient percer ce voile ténébreux?
Le préjugé l'emporte, et l'on croit l'apparence.
AMENAÏDE.

Lui me croire coupable!

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Quels vers! Voilà la pensée la plus amère qui ait pu jamais déchirer le cœur d'une femme qui aime.

Voltaire a donné tant de force aux indices qui abusent Tancrède, que des gens d'esprit lui ont fait ici un reproche bien opposé à l'espèce de

critique qu'il voulait prévenir et qu'il a si bien prévenue. Ils ont dit qu'Aménaïde devait voir son infortune sous un autre point de vue, et avouer que son malheur voulait que Tancrède eût raison de la croire coupable. C'est ne connaître pas plus le théâtre que le cœur humain ; c'est vouloir ☛ qu'on raisonne dans la passion et dans la douleur comme on raisonnerait de sang froid. Si Aménaïde parlait ainsi, elle serait à glacer. Le cœur juge-t-il donc autrement qu'en raison de ce qu'il sent? Plus il se sent incapable de trahir, plus il doit être indigné qu'on l'en soupçonne, et surtout qu'on l'en accuse. Le développement de passion qui remplit cette scène est à mon gré le plus neuf, le plus vrai, le plus profond que la tragédie, cette histoire vivante du cœur humain, nous ait offert depuis la jalousie de Phèdre, quand elle a découvert l'amour d'Hippolyte pour Aricie; ce sont deux situations bien différentes; mais l'exécution est de la même force. Il faudrait citer la scène entière, et le temps me manque; mais les que sensibles la lisent en consultant leur propre cœur, personnes et je suis sûr qu'elles y retrouveront tout ce que le poëte à fait dire au personnage.

Le désespoir ne sait rien cacher; cette même femme qui allait mourir sans nommer l'auteur de sa mort, quand elle s'en croyait aimée, ne peut plus, quand elle est méconnue, rien déguiser à son père, qui lui demande s'il ne peut pas connaître celui qui l'a sauvée. Sa réponse est la plus rapide effusion d'un cœur surchargé, qui cède au besoin de se répandre.

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Quel torrent de sentimens qui se pressent les uns sur les autres! et les détails sont aussi neufs que la situation. On ne se rappelle rien qui s'en rapproche, rien qui ait pu en donner l'idée.

Aménaïde, hors d'elle même, veut, à quelque prix que ce soit, désabuser Tancrède; il est au combat; elle veut l'aller chercher sur le champ de bataille. Les remontrances de son père ne peuvent l'arrêter; et quoi que sa résolution ait d'extraordinaire, l'excès de désolation où elle est plongée, l'emportement de ses douleurs, le feu de ses discours, qui est à la fois celui de la passion et de la verve tragique, justifient tout, rendent tout vraisemblable, intéressant et pathétique.

L'effet du cinquième acte est fondé en partie sur le passage de l'affliction à la joie, et le retour affreux de la joic passagère à un mheur ircé

médiable. Aménaïde, qu'on a eu peine à ramener du champ de bataille, apprend que Tancrède est victorieux, qu'il a tué Solamir, qu'il est reconnu, honoré; et dès qu'il aura revu Aménaïde, il ne vivra que pour elle; elle s'écrie:

Je sens tout mon bonheur........ Hélas ! il m'est bien dû.

Oppresseurs de Tancrède, ennemis, citoyens,
Soyez tous à ses pieds; il va tomber aux miens.

Mais Aldamon arrive les yeux couverts de larmes; il tient une lettre tracée avec le sang de Tancrède; it la remet à sa malheureuse amante:

Tancrède meurt, ô ciel ! sans être détrompé !

Ce vers dit tout. Cependant le poëte, qui voulait et qui devait adoucir la blessure cruelle que ce dénoûment fait au spectateur, et faire répandre de nouvelles larmes beaucoup moins amères, a ramené Tancrède expirant, et du moins il mourra détrompé. Quels sont donc les maux de l'amour, puisque ce sont là ses consolations! Rien n'est plus attendrissant que cette dernière scène : c'est là que le spectacle, comme dans le reste de la pièce, est une véritable action tragique; qu'Aménaïde, à genoux près de ce héros infortuné, porté sur des drapeaux sanglans, lui demande un dernier regard.

Ah! vous m'avez trahi.

C'est là sa seule réponse aux pleurs dont elle arrose ses mains mourantes. Mais Argire rend un témoignage éclatant et irrécusable à l'innocence de sa fille; Tancrède apprend qu'il est toujours aimé.

Aménaïde, ô ciel ! est-il vrai ? vous m'aimez !

Vous m'aimez ! ô bonheur plus grand que mes revers
rs!

Je sens trop qu'à ce mot je regrette la vie.

J'ai mérité la mort, j'ai cru la calomnie.

Argire, écoutez-moi :

Voilà le digne objet qui me donne sa foi;
Voilà de nos soupçons la victime innocente.
A sa tremblante main joignez ma main sanglante;
Que j'emporte au tombeau le nom de son époux!

Il expire, et Aménaïde, après des éclats de fureur et de désespoir, tombe dans une espèce d'anéantissement qui fait espérer qu'elle ne survivra pas long-temps au héros qu'elle a perdu.

:

Et cette production était d'un auteur de soixante-quatre ans ! C'est à cet âge qu'il nous a donné la seule tragédie qui, pour l'intérêt, puisse être mise à côté de Zaïre! Ce fut, il est vrai, la dernière époque de sa force tragique; mais quelle empreinte il en a laissé dans cet ouvrage ! La seule trace d'affaiblissement qu'on y remarque, est dans le style, non pas assurément dans les morceaux passionnés et dans l'expression des sentimens jamais l'auteur ne fut plus éloquent dans cette partie. Mais on s'aperçoit ici, pour la première fois, qu'il ne soutient plus sa versification dans tous les détails qui ne demandent qu'une diction élégante et soignée. C'est encore Voltaire tout entier, quand la situation le porte et l'anime ce n'est plus lui quand il ne faut qu'écrire; il embrasse encore fortement la tragédie, mais souvent il abandonne le vers. Soit qu'il se sentit désormais trop faible pour ce travail de correction, soit qu'il fût pressé d'exécuter son plan dès qu'il l'eût arrêté, il imagina d'écrire sa pièce en rimes croisées. Cette forme de versification, qui par ellemême se rapproche de la prose plus que toute autre, se prête beaucoup

trop aisément à la longueur des phrases, à une marche lâche et traînante; au lieu que les rimes du distique ont l'avantage de nécessiter une certaine précision. C'est une dangereuse facilité, surtout à l'âge que Voltaire avait alors, que celle de trouver la rime au bout de quatre grands vers; aussi tombent-ils très-souvent dans le prosaïsme et la langueur. Il est revenu depuis aux rimes plates, ayant senti l'inconvénient des autres; aussi sa versification dans les pièces suivantes est moins lâche que celle de Tancrède; mais tous les autres défauts y sont portés bien plus loin. Il était à son terme, et il n'a plus soutenu le style tragique que par momens et à de longs intervalles,

Observations sur le style de Tancrède.

Illustres chevaliers, vengeurs de la Sicile,
Qui daignez, par égard au déclin de mes ans,
Vous assembler chez moi pour chasser nos tyrans
Et former un état triumphant et tranquille,
Syracuse en ses murs a gémi trop long-temps

Des desseins avortés d'un courage inutile, etc.

On s'aperçoit, dès ce commencement, que le style de Voltaire n'est plus le même. Cette suite de vers prosaïques et trainans, ces phrases qui seraient mauvaises même en prose, vous assembler chez moi pour chasser de s'assembler nos tyrans, comme si c'était un moyen de les chasser, que dans la maison d'Argire plutôt qu'ailleurs; ces desseins avortés d'un courage inutile, cette tournure si peu faite pour la poésie noble, par égard au déclin, tout annonce la faiblesse et la négligence de diction qui caractérisent cette pièce, excepté dans quelques morceaux de passion. Il serait beaucoup trop long de relever toutes les fautes : je ne m'arrêterai que sur quelques-unes des plus marquantes, ou sur celles qui peuvent fournir des réflexions utiles.

2 Dans un sort avili noblement élevée,

De ma mère bientôt cruellement privée,

etc.

Je me vis seule au monde, en proie à mon effroi, Roseau faible et tremblant, n'ayant d'appui que moi, On sent combien tous ces vers sont défectueux. La disgrâce d'Argire n'est point un sort avili: ces deux adverbes noblement et cruellement font le plus mauvais effet; en proie à mon effroi est vague et dur, et après roseau faible et tremblant, la fin du vers, n'ayant d'appui que moi, est une cheville.

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Cette témérité

Est peu respectueuse, etc.

Il est trop sûr que jamais la témérité ne peut être respectueuse : ces deux idées s'excluent: c'est tomber dans ce qu'on appelle le style niais, et c'est tomber bien bas, même pour le talent vieilli.

4 Le sort n'eut point de trait, la cour n'eut point d'amorce

Qui pussent arréter ou détourner vos pas,

Quand la route par vous fut une fois choisie.
Tancrède et Solamir touchés de vos appas,
Dans la cour des Césars en secret soupirèrent;
Mais celui que vos yeux justement distinguèrent;

Pour qui penchaient vos vœux, qui sut les mériter,
En sera toujours digne, etc.

Cette prose rimée, ces vers qui se traînent si languissamment les uns après les autres, ces choquantes impropriétés de termes, des traits et des amorces qui arrétent ou détournent des pas, tout cela est fort au-dessous

du médiocre, et ne peut se pardonner qu'à la vieillesse. Mais n'oublions pas que, dans les morceaux pathétiques, Voltaire à soixante-quatre ans est encore Voltaire. C'est la seule raison qui ait fait mettre cette pièce au rang de celles qui comportent des critiques de détail.

5....

.. Mais le nom de Tancrède,

Ce nom si redoutable à qui tout autre cède,
Et qu'ici nos tyrans ont toujours en horreur,
Ce beau nom que l'amour grava dans votre cœur,
N'est point dans cette lettre à Tancrède adressée.
Si vous l'avez toujours présent à la pensée,
Vous avez su du moins le taire en écrivant, etc.

Il est difficile d'employer plus de vers pour dire qu'un nom n'est pas dans une lettre; un seul devait suffire.

6 Je me borne, Madame, à sauver mon pays,

A dédaigner l'audace, à braver le mépris,

A l'oublier.

Braver le mépris ne peut jamais offrir qu'une idée désavantageuse. De plus, Aménaïde n'a témoigné ni dû témoigner aucune espèce de mépris à un guerrier qui vient de lui faire une offre très-généreuse. Elle lui a dit en propres termes :

Mon dernier sentiment est de vous estimer.

Elle a protesté de sa reconnaissance. Orbassan a donc très-grand tort de parler de mépris; et s'il avait eu à en parler, il n'aurait pas dû se servir du mot de braver, qui n'a ici aucun sens. Il devait faire entendre d'une toute autre manière qu'un guerrier est au-dessus des mépris d'une femme. Cet hémistiche est donc également faux dans l'idée et dans l'expression: il n'était pas inutile de le remarquer, parce que les idées sont très-rarement fausses dans un esprit supérieur, même quand l'âge a énervé sa diction.

7 Ses serpens sont nourris de ces mortels poisons

Que dans les cœurs trompés jettent les factions.

Cette poésie alambiquée est aussi vicieuse en elle-même que déplacée en cet endroit, et les expressions sont aussi impropres que la rime est mau

vaise.

S Jusqu'à l'événement de ce léger combat.

Cette épithète méprisante ressemble trop à une gasconnade.

9.... ..: Et son cœur le mérite.

Voilà une assez étrange manière de parler, pour dire, Elle le mérite trap, elle l'a trop mérité : c'est la phrase qui se présente d'elle-même : son cœur est là pour la mesure.

10 Et l'eussé-je aimé moins, comment l'abandonner?

Il fallait aimée : Voltaire s'est permis plus d'une fois ce solécisme, même dans des pièces beaucoup plus soignées.

11 Où nos fiers ennemis osaient nous résister.

C'est encore une fanfaronnade ridicule, il faut l'avouer: Osaient nous résister! C'est ce que des maîtres pourraient dire de leurs esclaves révoltés. Les Arabes n'étaient rien moins que des ennemis méprisables; la pièce même le prouve. De plus, quand des ennemis sont fiers, comment s'étonne-t-on qu'ils résistent? Il y a ici complication de fautes; et voilà jusqu'où l'on peut descendre quand on se permet un mot qui n'est dans le vers que pour la mesure, et qu'on ne veut plus ou qu'on ne peut plus se donner la peine de tourner le vers autrement.

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