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Une loi de rigueur

Contre vous, après tout, serait-elle écoutée ?
Pour effrayer le peuple elle paraît dictée.
AMÉNAÏDE.

Elle attaque Tancrède; elle me fait horreur.
Que cette loi jalouse est digne de nos maîtres!
Ce n'était point ainsi que ses braves ancêtres,
Ces généreux Français, ces illustres vainqueurs,
Subjuguaient l'Italie et conquéraient des cœurs.
On aimait leur franchise, on redoutait leurs armes.
Les soupçons n'entraient point dans leurs esprits aftiers.
L'honneur avait uni tous ces grands chevaliers;
Chez les seuls ennemis ils portaient les alarmes ;
Et le peuple, amoureux de leur autorité,
Combattait pour leur gloire et pour sa liberté.
Ils abaissaient les Grecs, ils triomphaient du Maure.
Aujourd'hui je ne vois qu'un sénat ombrageux,
Toujours en défiance et toujours orageux,
Qui lui-même se craint, et que le peuple abhorre.
Je ne sais si mon cœur est trop plein de ses feux;
Trop de prévention peut-être me possède;

Mais je ne puis souffrir ce qui n'est point Tancrède.

Cet enthousiasme se communique au spectateur, et Tancrède a déjà pour lui le double intérêt de la persécution qu'il éprouve, et de l'amour qu'il inspire à une âme aussi tendre, aussi fière que celle d'Aménaïde.

Il paraît enfin, et la chevalerie semble entrer avec lui sur le théâtre, dont l'appareil réveille en nous toutes les idées que notre imagination attache à ces mœurs à la fois galantes et guerrières, si propres à la poésie, et que celle de Voltaire a rendues si brillantes et si théâtrales :

Vous, qu'on suspende ici mes chiffres effacés;

Aux fureurs des partis qu'ils ne soient plus en butte.
Que mes armes sans faste, emblème des douleurs,
Telles que je les porte au milieu des batailles,
Ce simple bouclier, ce casque sans couleurs,
Soient attachés sans pompe à ces tristes murailles.
Conservez ma devise, elle est chère à mon cœur ;
Elle a dans mes combats soutenu ma vaillance;
Elle a conduit mes pas et fait mon espérance;

Les mots en sont sacrés : c'est l'amour et l'honneur.

Ce coloris pur et vrai produit plus d'illusion que les armures et les devises que la décoration représente.

C'est un des anciens serviteurs de sa famille, un brave soldat qui l'a reçu dans un fort voisin de la ville, où il a son poste, et qui l'amène sur Ja place d'armes où les chevaliers ont coutume de se rassembler. Tancrède vient se présenter comme un guerrier qui, sans se faire connaître, veut combattre avec eux contre les Musulmans. Aldamon (c'est le nom de ce vieux soldat qui a servi en Orient sous Tancrède) n'est point encore Tome III. 31

instruit de tout ce qui vient de se passer dans Syracuse, et cette ignorace que le poste où il était rend suffisammeut probable, était nécessaire pour graduer les atteintes cruelles que Tancrède va recevoir. Aménaïde l'œcupe tout entier; c'est pour elle qu'il a tout quitté. Il envoie Aldame au palais d'Argire, pour chercher les moyens de se procurer une entrevue avec Aménaïde; il est plein d'amour et d'espérance. Le retour d'Al damon, et les affreuses nouvelles qu'il apporte, produisent une révolution terrible, aussi imprévue pour lui qu'attendue par le spectateur. Chaque mot est un coup de poignard, et l'art du poëte a tellement disposé tout ce qui précède, que les douleurs entrent successivement dans l'âme du héros, à mesure qu'il arrache de la bouche d'Aldamon des détails qui lui coûtent à raconter, et qui accroissent par degrés l'horreur de la situation de Tancrède. Le poëte a été encore plus loin, et a trouvé le moyen de la suspendre, et de donner à Tancrède un moment d'espérance, pour le livrer ensuite au dernier excès du désespoir. Il a pris ce moyen, nonseulement dans l'amour, qui cherche toujours à se flatter, mais dans l'âme franche et loyale de Tancrède, dans l'entière confiance qu'il doit avoir aux vertus et à la fidélité d'Aménaïde. Ainsi, quoi que lui dise Aldamon de cette funeste aventure qui n'est que trop publique, Tancrède ne peut se résoudre à le croire, et répond par ces vers que Voltaire n'a pas faits sans quelque retour sur lui-même :

Écoute; je connais l'envie et l'imposture.

Eh! quel coeur généreux échappe à leur injure?
Proscrit dès mon berceau, nourri dans le malheur
Moi toujours éprouvé, moi qui suis mon ouvrage,
Qui d'états en états ai porté mon courage,
Qui partout de l'envie ai senti la fureur;
Depuis que je suis né, j'ai vu la calomnie
Exhaler les venins de sa bouche impunie,
Chez les républicains, comme à la cour des rois.
Argire fut long-temps accusé par sa voix;
Il souffrit comme moi : cher ami, je m'abuse,
Ou ce monstre odieux règne dans Syracuse.

Ses serpens sont nourris de ces mortels poisons
Que dans les cœurs trompés jettent les factions.
De l'esprit de parti je sais quelle est la rage;
L'auguste Aménaïde en éprouvé l'outrage.

Entrons, je veux la voir, l'entendre et m'éclairer.

Alors Aldamon est obligé d'achever, et de lui apprendre qu'elle est dans les fers et va être trainée au supplice. Au supplice! Quel mot et quelle idée pour un amant ! Il s'écrie:

Crois-moi, ce sacrifice,

Cet horrible attentat ne s'achevera pas.

réunion

Mais il voit paraître un vieillard qui sort d'un temple; c'est Argire, et c'est ici que Tancrède va recevoir le dernier coup, celui auquel il ne résistera pas. Il aborde Argire, et en quels termes! Quelle intéress de toutes les bienséances dans un moment si douloureu.. demander à ce malheureux père, à cet Argire lui-même, s il est vrai que sa fille ait mérité la mort :

Noble Argire, excusez un de ces chevaliers

Qui contre le croissant déployant leur bannière,
Dans de si saints combats vont chercher des lauriers.
Vous voyez le moins grand de ces dignes guerriers.
Je venais.... Pardonnez, dans l'état où vous êtes,
Si je mêle à vos pleurs mes larmes indiscrètes.

agit de

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Cette manière d'interroger est parfaite : Tancrède ne doit pas avoir la force d'en dire davantage :

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S'il pouvait rester quelque doute quand un père, désolation, reconnaît que sa fille est justement ajoute est un dernier complément de preuve qui, ce temps, est peut-être plus fort que tout le reste. Nul chevalier ne cherche à la défendre.

dans la plus profonde condamnée, ce qu'il d'après les mœurs de

Ils ont en gémissant signé l'arrêt mortel,
Et, malgré notre usage antique et solennel,
Si vanté dans l'Europe et si cher au courage,
De défendre en champ clos le sexe qu'on outrage,
Celle qui fut ma fille à mes yeux va périr;

Sans trouver un guerrier qui l'ose secourir.

Ma douleur s'en accroît, ma honte s'en augmente;
Tout frémit, tout se tait, aucun ne se présente.

J'étais à la première représentation de Tancrède, il y a bien des an nées, et j'étais bien jeune je n'ai jamais oublié le prodigieux effet que produisit dans toute l'assemblée le moment où l'acteur unique qui ne jouait pas Tancrède, mais qui l'était, sortant de son accablement à ces derniers mots, aucun ne se présente, comme saisi d'un transport involontaire, serrant dans ses mains les mains tremblantes d'Argire, d'une voix animée par l'amour et altérée fit entendre ce vers, la rage, par cri sublime, l'un des plus beaux que jamais on ait entendus sur la

scène :

Il s'en présentera gardez vous d'en douter.

ce

Rien ne peut se comparer au transport que ce vers excita. Ce n'était pas un applaudissement ordinaire, encore moins de ces bravo de commande qu'on obtient aujourd'hui à si bon marché, et qui ne signifient pas plus qu'ils ne coûtent; ce n'était pas non plus un enthousiasme de convention ou de complaisance pour l'ouvrage d'un grand homme : la pièce avait été

jusque-là sévèrement jugée; mais à ce vers un cri universel s'éleva de tous les coins de la salle; il semblait que ce fût là le mot qu'on attendait, et qu'il fût sorti en même temps de l'âme de tous les spectateurs comme de celle de Tancrède. Et en effet, si l'on y prend garde, trois actes ont tellement préparé ce vers, l'ont rendu tellement nécessaire, qu'à l'instant où on le prononce, tout le monde croit l'avoir fait. C'est le plus grand éloge des vers qui sont vraiment de situation. Les acclamations prolongées laissèrent à l'acteur le temps de se reposer; elles recommencèrent quand il eut repris :

Il s'en présentera, non pas pour votre fille,
Elle est loin d'y prétendre et de le mériter,
Mais pour l'honneur sacré de sa noble famille,
Pour vous, pour votre gloire, et pour votre vertu.

On s'aperçut que cette restriction accordée au ressentiment de la fierté humiliée qui voulait désavouer l'amour, en était encore un nouvel aveu, et que Tancrède, quoi qu'il en dise, ne va combattre que pour Aménaïde. Il fallait, pour achever ce grand tableau dramatique, qu'elle parût ellemême chargée de chaînes et marchant au supplice. Et Tancrède est là! Elle ne le voit pas encore; elle est loin même de pouvoir penser qu'il soit témoin de cet horrible spectacle. Les paroles qu'elle adresse à ses juges, aux citoyens, à son père, semblent annoncer qu'avant de mourir elle va révéler du moins une partie de la vérité, et repousser loin d'elle l'injurieux soupçon d'une intelligence avec Solamir. Mais tout à coup elle aperçoit Tancrède à côté de son père, et tombe évanouie : ce saisissement n'est point arrangé pour le besoin du poëte; il est commandé par la nature. Elle n'a que le temps de dire d'une voix faible et étouffée: Est-ce lui! Je me meurs. Tancrède, prévenu comme il doit l'être, se persuade qu'elle n'a pu résister à la confusion que doit lui inspirer la vue subite d'un homme envers qui elle est si coupable. Il se dit :

Ah! ma seule présence

Est pour elle un reproche ! il n'importe.... Arrêtez,
Ministres de la mort, suspendez la vengeance;
Arrêtez, citoyens, j'entreprends sa défense;
Je suis son chevalier. Ce père infortuné,

Prêt à mourir comme elle; et non moins condamné,
Daigne avouer mon bras propice à l'innocence.
Que la seule valeur rende ici des arrêts:
Des dignes chevaliers c'est le plus beau partage.
Que l'on ouvre la lice à l'honneur, au courage;
Que les juges du camp fassent tous les apprêts.
Toi, superbe Orbassan, c'est toi que je défie;
Viens mourir de mes mains ou m'arracher la vie.
Tes exploits et ton nom ne sont pas sans éclat ;
Tu commandes ici, je veux t'en croire digne.
Je jette devant toi le gage du combat.
L'oses-tu relever ?

Ici, la scène offre, pour la première fois, les cérémonies du champ clos de l'ancienne chevalerie, et les combats appelés le Jugement de Dieu. Ce n'est pas là ce qui était difficile: nous avons vu depuis le mème spectacle à l'Opéra, et beaucoup plus complet pour les yeux; mais il était beau de faire de cet appareil si neuf une action éminemment tragique, une action du plus grand intérêt; et combien le jeu de l'acteur y ajoutait! On se souvient encore de l'impression qu'il faisait lorsque, Orbassan lui demandant son nom, il répondait hautement:

Pour mon nom, je le taís, et tel est mon desscin;

et que, s'approchant ensuite de lui, il lui disait à voix basse et les dents la fureur :

serrées par

Mais je te l'apprendrai les armes à la main.
Marchons.

A son regard, à son geste, à son accent, Orbassan était déjà mort.

i

Les comédiens se sont accoutumés depuis long-temps à terminer cet acte à la sortie des deux champions ; ils ont grand tort. Il n'est point du tout convenable qu'Aménaïde, dans une situation semblable, sorte sans rien dire ; elle a eu le temps de revenir de son saisissement: son père a repris l'espérance; il reste avec elle : la scène qu'ils ont entre eux est trèscourte, mais belle, mais touchante et digne du reste. Les premiers mots dit Aménaïde à part sont importans :

que

Ciel! que deviendra-t-il ! Si l'on sait sa naissance,
Il est perdu!

Ma fille !

ARGIRE.

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Avec les yeux d'un père.

Votre fille est encor au bord de son tombeau.

Je ne sais si le ciel me sera favorable;

Rien n'est changé, je suis encor sous le couteau.
Tremblez moins pour ma gloire; elle est inaltérable.
Mais si vous êtes père, ôtez-moi de ces lieux;
Dérobez votre fille, accablée, expirante,
A tout cet appareil, à la foule insultante
Qui sur mon infortune arrête ici ses yeux,
Observe mes affronts, et contemple des larmes

Dont la cause est si belle..... et qu'on ne connaît pas.

Cette dernière scène nourrit et entretient les impressions qu'a faites cet acte, dont la marche est un des chefs-d'œuvre de l'art: Voltaire n'a rien fait de plus théâtral.

Il n'était pas possible d'aller plus loin dans le quatrième; mais l'intérêt s'y soutient dans sa force. Si la victoire de Tancrède nous rassure sur les jours d'Aménaïde, l'amour, grâce aux ressorts disposés par l'auteur, l'amour va lui fournir de quoi exciter la pitié pendant les deux derniers actės; le dénoûment y mettra le comble, et fera couler autant de larmes que celui de Zaïre.

Tancrède a triomphé d'Orbassan, mais la mort est dans son cœur; il ne peut plus douter de la perfidie d'Aménaïde. Il a vu le fatal billet: on l'a instruit des prétentions que Solamir avait annoncées sur Aménaïde. Il ne lui reste d'autre désir, d'autre espoir que de consommer sa vengeance sur cet autre rival, plus odieux que le premier: il a promis aux Syracusains d'aller combattre Solamir; il brûle d'en venir aux mains avec lui, et dès l'acte précédent, on a vu que Solamir approchait, et voulait présenter la bataille. Les chevaliers viennent avertir Tancrède qu'il faut partir; il est

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