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instant de relâche pour être à lui seul et de cette continuelle contrainte, ennoblie par son objet, naquit en lui cet ardent amour de la patrie qui fut toujours la plus forte ou plutôt l'unique passion des Spartiates, et qui en fit des êtres au-dessus de l'humanité. Sparte n'étoit qu'une ville, il est vrai; mais, par la seule force de son institution, cette ville donna des lois à toute la Grèce, en devint la capitale, et fit trembler l'empire persan. Sparte étoit le foyer d'où sa législation étendoit ses effets tout autour d'elle.

Ceux qui n'ont vu dans Numa qu'un instituteur de rites et de cérémonies religieuses ont bien mal jugé ce grand homme. Numa fut le vrai fondateur de Rome. Si Romulus n'eût fait qu'assembler des brigands qu'un revers pouvoit disperser, son ouvrage imparfait n'eût pu résister au temps. Ce fut Numa qui le rendit solide et durable en unissant ces brigands en un corps indissoluble, en les tranformant en citoyens, moins par des lois, dont leur rustique pauvreté n'avoit guère encore besoin, que par des institutions douces qui les attachoient les uns aux autres, et tous à leur sol, en rendant enfin leur ville sacrée par ces rites frivoles et superstitieux en apparence, dont si peu de gens sentent la force et l'effet, et dont cependant Romulus, le farouche Romulus lui-même, avoit jeté les premiers fondemens.

Le même esprit guida tous les anciens législateurs dans leurs institutions. Tous cherchèrent des liens qui attachassent les citoyens à la patrie et les uns aux

autres; ils les trouvèrent dans des usages particuliers, dans des cérémonies religieuses qui par leur nature étoient toujours exclusives et nationales (1); dans des jeux qui tenoient beaucoup les citoyens rassemblés; dans des exercices qui augmentoient avec leur vigueur et leurs forces leur fierté et l'estime d'eux-mêmes; dans des spectacles qui, leur rappelant l'histoire de leurs ancêtres, leurs malheurs, leurs vertus, leurs victoires, intéressoient leurs cœurs, les enflammoient d'une vive émulation, et les attachoient fortement à cette patrie dont on ne cessoit de les occuper. Ce sont les poésies d'Homère récitées aux Grecs solennellement assemblés, non dans des coffres, sur des planches et l'argent à la main, mais en plein air et en corps de nation; ce sont les tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, représentées souvent devant eux; ce sont les prix dont, aux acclamations de toute la Grèce, on couronnoit les vainqueurs dans leurs jeux, qui, les embrasant continuellement d'émulation et de gloire, portèrent leur courage et leurs vertus à ce degré d'énergie dont rien aujourd'hui ne nous donne l'idée, et qu'il n'appartient pas même aux modernes de croire. S'ils ont des lois, c'est uniquement pour leur apprendre à bien obéir à leurs maîtres, à ne pas voler dans les poches, et à donner beaucoup d'argent aux fripons publics. S'ils ont des usages, c'est pour

(1) Voyez la fin du Contrat social (Liv. Iv, chap. 8).

savoir amuser l'oisiveté des femmes galantes, et promener la leur avec grâce. S'ils s'assemblent, c'est dans des temples, pour un culte qui n'a rien de national, qui ne rappelle en rien la patrie; c'est dans des salles bien fermées et à prix d'argent, pour voir sur des théâtres efféminés, dissolus, où l'on ne sait parler que d'amour, déclamer des histrions, minauder des prostituées, et pour y prendre des leçons de corruption, les seules qui profitent de toutes celles qu'on fait semblant d'y donner; c'est dans des fêtes où le peuple, toujours méprisé, est toujours sans influence, où le blâme et l'approbation publique ne produisent rien; c'est dans des cohues licencieuses, pour s'y faire des liaisons secrètes, pour

y

chercher les plaisirs qui séparent, isolent le plus les hommes, et qui relâchent le plus les cœurs. Sontce là des stimulans pour le patriotisme? Faut-il s'étonner que des manières de vivre si dissemblables produisent des effets si différens, et que les modernes ne retrouvent plus rien en eux de cette vigueur d'âme que tout inspiroit aux anciens? Pardonnez ces digressions à un reste de chaleur que vous avez ranimée. Je reviens avec plaisir à celui de tous les peuples d'aujourd'hui qui m'éloigne le moins de ceux dont je viens de parler.

CHAPITRE III.

Application.

La Pologne est un grand état environné d'états encore plus considérables, qui, par leur despotisme et par leur discipline militaire, ont une grande force offensive. Foible au contraire par son anarchie, elle est, malgré la valeur polonoise, en butte à tous leurs outrages. Elle n'a point de places fortes pour arrêter leurs incursions. Sa dépopulation la met presque absolument hors d'état de défense. Aucun ordre économique, peu ou point de troupes, nulle discipline militaire, nul ordre, nulle subordination; toujours divisée au dedans, toujours menacée au dehors, elle n'a par elle-même aucune consistance, et dépend du caprice de ses voisins. Je ne vois dans l'état présent des choses qu'un seul moyen de lui donner cette consistance qui lui manque; c'est d'infuser pour ainsi dire dans toute la nation l'âme des confédérés c'est d'établir tellement la république dans les cœurs des Polonois, qu'elle y subsiste malgré tous les efforts de ses oppresseurs. C'est là, ce me semble, l'unique asile où la force ne peut ni l'atteindre ni la détruire. On vient d'en voir une preuve à jamais mémorable. La Pologne étoit dans les fers du Russe, mais les Polonois sont restés libres. Grand exemple qui vous montre comment vous pouvez braver la

puissance et l'ambition de vos voisins. Vous ne sauriez empêcher qu'ils ne vous engloutissent; faites au moins qu'ils ne puissent vous digérer. De quelque façon qu'on s'y prenne, avant qu'on ait donné à la Pologne tout ce qui lui manque pour être en état de résister à ses ennemis, elle en sera cent fois accablée. La vertu de ses citoyens, leur zèle patriotique, la forme particulière que des institutions nationales peuvent donner à leurs âmes, voilà le seul rempart toujours prêt à la défendre, et qu'aucune armée ne sauroit forcer. Si vous faites en sorte qu'un Polonois ne puisse jamais devenir un Russe, je vous réponds que la Russie ne subjuguera pas la Pologne.

Ce sont les institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts et les mœurs d'un peuple, qui le font être lui et non pas un autre, qui lui inspirent cet ardent amour de la patrie fondé sur des habitudes impossibles à déraciner, qui le font mourir d'ennui chez les autres peuples au sein des délices dont il est privé dans son pays. Souvenezvous de ce Spartiate gorgé des voluptés de la cour du grand roi, à qui l'on reprochoit de regretter la sauce noire. Ah! dit-il au satrape en soupirant, je connois tes plaisirs, mais tu ne connois pas les nôtres.

Il n'y a plus aujourd'hui de François, d'Allemands, d'Espagnols, d'Anglois même, quoi qu'on en dise; il n'y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes mœurs, parce qu'aucun n'a reçu de forme nationale par une institution

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