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L'ILE FORTUNÉE.

CONTE PHILOSOPHIQUE,

PAR

M. LÉON BELVÈZE,

Membre résidant.

Les Dieux nous vendent tous les biens de la vie au prix du travail.

(Un ancien philosophe grec.)

Un bibliophile de mes amis, grand fureteur de bouquins, passant volontiers ses jours dans la poudre des vieilles paperasses, épluchant curieusement toute feuille noircie d'encre, manuscrite ou imprimée, qui tombait sous sa main, eut occasion de visiter l'an dernier les restes d'une ancienne abbaye de Bénédictins, aujourd'hui convertie en une exploitation participant de la ferme et du manoir. Le propriétaire, fort peu érudit de son état, mais connaissant les goûts de mon ami l'antiquaire, le conduisit dans une tour depuis longtemps abandonnée aux rats et où il trouverait, lui dit-il, bon nombre de vieux livres, restes de la bibliothèque du couvent, et où depuis longtemps les ménagères allaient s'approvisionner des papiers et parchemins nécessaires pour couvrir leurs pots à beurre, envelopper leurs provisions et allumer leur feu.

Ce fut avec un vif sentiment de douleur que mon vieux ami contempla l'affreux pêle-mêle de ces livres déchirés, moisis, dépareillés, épars sur le plancher et sur les tablettes effondrées. Après avoir maudit de bon cœur le vandalisme des auteurs d'un pareil désordre, il se hâta de se livrer à sa passion favorite. Il fit d'abord une revue rapide de ces vénérables débris littéraires, puis, ayant fait transporter dans la tour une chaise et une table, il y passa des journées entières, étudiant avec plus de soin ceux de ces livres qui lui parurent les plus intéressants.

Un cahier écrit en caractères indiquant la fin du XV' siècle (époque des grandes découvertes géographiques), attira ses regards caché sous une avalanche de livres plus volumineux, il avait été préservé de la dent des rats ou des atteintes des ménagères, et se présentait en parfait état de conservation. Il n'y manquait pas une page, et mon antiquaire acheva de le lire avec d'autant plus d'intérêt qu'il lui rappelait une conversation que nous avions eue, quelque temps auparavant, touchant la destinée humaine sur la terre. Un moine, sans doute, avait aussi traité autrefois cette question et en avait fait un conte écrit en latin, dans le goût des satires de Lucien.

On sait avec quel sans gêne cet auteur fait intervenir dans ses récits les Dieux et les Déesses de l'Olympe, lesquels, il faut bien le dire, se compromettaient eux aussi volontiers avec les mortels et les mortelles de leur temps. Le moine, naturellement, ne se croyait pas astreint à plus de révérence envers Jupiter et ses collègues, et au lieu d'une délicate et compendieuse dissertation sur le péché originel et ses suites, il avait mieux aimé, sans doute, écrire une fantaisie sans conséquence.

Quoique les divinités allégoriques de la Grèce et de Rome

soient aujourd'hui bien passées de mode, je me hasarde cependant à vous faire connaître, sinon la traduction exacte, au moins le résumé du manuscrit que mon ami traduisit à mon intention, et comme pour faire suite aux propos échangés entre nous. Voici donc ce conte, qui est intitulé: L'Ile For

tunée.

Au sein de l'Empyrée, dans le palais éclatant, séjour ordinaire des Dieux, ceux-ci étaient rassemblés autour de la table du festin. La déesse Hébé versait incessamment le nectar dans les coupes d'or et des nymphes charmantes distribuaient à la ronde l'Ambroisie.

Jupiter, le père des dieux et des hommes, présidait le banquet, spécialement composé des divinités tenant le premier rang parmi la troupe innombrable des immortels chargés du gouvernement du ciel, de la terre et des enfers. Cependant, parmi cette aristocratie céleste se trouvait une divinité subalterne c'était Momus, le dieu de la raillerie et des bons mots, volontiers admis dans ces fêtes, qu'il était chargé d'égayer par ses joyeux propos.

Les dieux, ses supérieurs, et le grand Jupiter lui-même n'étaient pas à l'abri de ses plaisanteries acérées, mais elles étaient traitées sans conséquence et accueillies par ce rire dont Homère a décrit les éclats retentissants.

Cependant, en ce jour, la conversation languissait et Momus lui-même, absorbé par une préoccupation morose, semblait avoir perdu son entrain ordinaire.

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Quel sombre nuage obscurcit aujourd'hui ton front, lui dit Mercure? reviendrais-tu, par hasard, de l'antre de Trophonius, qui fait perdre pour toujours l'envie de rire à ceux qui pénètrent dans ses profondeurs. >>

« Je ne reviens pas de l'antre de Trophonius, répondit Momus, mais je reviens d'une caverne qui n'est guère plus

gaie, c'est de la terre et de parmi les humains que je veux dire. J'avais l'intention, en allant chez eux, de me distraire et de les égayer, mais voilà que ce sont eux qui ont exercé sur moi une fâcheuse influence. J'ai d'abord ri, il est vrai, mais bientôt j'ai été attristé au spectacle de leurs folies et de leurs misères; la douleur et la pitié ont pris le dessus en voyant la façon dont ils sont gouvernés par le conseil des dieux; j'ai eu presque honte, passez-moi le mot, de faire partie, quoique dans un humble rang, de la troupe céleste, et je me suis réfugié ici en toute hâte, bien résolu de me corriger désormais d'une inopportune gaîté. »

Ces mots, quoique dits gravement, furent pris par les immortels pour une plaisanterie, qu'ils accueillirent par un rire général.

Il sera tombé amoureux de quelque belle fille des hommes, dont les caprices l'auront rendu malheureux, dit l'un; peutêtre, dit un autre, il ne peut digérer le souvenir de quelques mauvais soupers qu'il aura eu à subir. »

« La terre est parée de beaucoup de jolies mortelles, repartit Momus, plusieurs d'entre vous le savent très-bien, et je n'ai pas eu à me plaindre autrement de leurs rigueurs à défaut de nectar, le bon vin n'est pas à dédaigner, et cette liqueur est très-propre à réjouir les festins; de ce côté, comme de l'autre, je n'ai que d'agréables souvenirs. Mais la vérité est que tout ne se passe pas en amourettes et en banquets; je n'ai pas eu besoin, pour m'en apercevoir, de fréquenter une certaine race bavarde, insolente et difficile, qu'on appelle là bas des philosophes. Ils ne se gênent pas pour discuter et commenter l'ouvrage des dieux, le connu et l'inconnu, ne s'entendant guère entr'eux, d'accord seulement pour affirmer que tout irait mieux si on les eût consultés au commencement des choses. Les uns gémissent sans cesse, disant que tout va mal autour d'eux; d'autres, sans trouver que le monde aille mieux, se

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