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MÉLANGES ET PORTRAITS

JOSEPH JOUBERT

Dans un tableau général de la philosophie française au dix-neuvième siècle, dont l'idée m'a souvent tenté, et en vue duquel j'ai tracé, à titre d'essais, quelques esquisses partielles, il devrait y avoir une place à part, un coin intime et réservé du tableau où seraient groupés ces inspirateurs d'idées, ces conseillers intimes du génie, philosophes d'instinct et de sentiment plus que de doctrine, écrivains non pour le public, mais pour eux-mêmes, qui se sont tenus comme dans l'ombre des grandes renommées par excès de modestie ou par une sorte de noble pudeur, de répugnance aux artifices et aux violences de la célébrité.

Au premier rang de ce groupe d'élite se placerait Joseph Joubert, ce doux rêveur qui fit si peu de bruit dans le monde pendant qu'il vécut, inconnu, ou à peu près, en dehors du cercle intime où s'écoulait son âme avec sa vie en longs entretiens qui n'étaient guère que des méditations parlées.

Qu'est-ce que la destinée littéraire de Joubert, si on met en regard celle de son ami Chateaubriand? De celuici on peut dire qu'il est entré de plain-pied dans la gloire. L'éclat impérieux du talent, l'instinct ou l'art de la mise en scène, le prestige des brillantes nouveautés de senti

ment ou d'idée exagérées par le relief de l'expression, une certaine harmonie préétablie avec les tendances de l'esprit public et qui double l'effet du génie même par l'à-propos des œuvres, voilà ce qui assure à certains écrivains une prise de possession immédiate de la renommée. Leur apparition est un avénement, leur marche un triomphe. Les réclamations et les murmures se perdent dans le bruit grandissant de l'apothéose. Voyez comme Chateaubriand conquiert rapidement son époque et comme il la domine! comme il prolonge son empire jusqu'aux approches de notre génération! Il est vrai que ces exagérations de succès, ces anticipations d'immortalité subissent d'implacables retours d'opinion. La réflexion finit par prendre ses revanches sur les surprises de l'enthousiasme. Bien des choses sont remises en question. Arrive un jour où la justice littéraire n'a plus qu'à se défendre des entraînements contraires. Voyez encore Chateaubriand. Que d'atteintes à sa gloire posthume! La statue du demi-dieu est encore debout; mais que de nuages amoncelės autour de ce front olympien, et comme déjà le rayon a pâli!

Pendant que ces conquérants prennent d'assaut la gloire et s'établissent du premier élan au sommet d'un siècle, plus d'une intelligence d'élite, l'égale à certains égards de ces victorieux, médite ou rêve à l'écart des chemins où passe le bruyant triomphe.

Il y a ainsi, à côté et en dehors de la voie triomphale, de ces méditatifs auxquels la foule ne prend pas garde, mais qui jugent admirablement la foule et ses idoles, qui, sans refuser au génie l'admiration à laquelle il a droit, ne veulent être ni dupes ni complices des apothéoses, qui se retirent avec une sainte horreur loin des sentiers battus et du tumulte humain, qui, au lieu de se produire, se concentrent, au lieu de se disperser se re

cueillent, qui, jouissant d'eux-mêmes et de leur pensée, ne l'excitent pas à se répandre au dehors par une fécondité artificielle, mais la laissent se former lentement, élaborer sa sève, et la recueillent goutte à goutte, n'en prenant que la plus pure essence et la condensant en sagesse exquise.

Ils ne peuvent pourtant pas si bien tenir leur sagesse cachée qu'elle n'éclate par quelque endroit, et ne se révèle par quelque signe d'un jugement supérieur. Aussi arrive-t-il que ces grands esprits silencieux sont bientôt investis, malgré eux-mêmes, en dépit de leur ingénuité sincère, à cause d'elle peut-être, d'une sorte de magistrature d'idée et de goût dont personne ne songe, dans le cercle où elle s'exerce, à vérifier les titres, et dont on accepte d'autant plus volontiers les arrêts qu'elle ne les impose pas; mais il y a loin de là à la gloire. Que de temps faut-il, quel concours de circonstances propices et de dévouements passionnés pour que le monde s'habitue à ces noms nouveaux qui se sont toujours tenus à l'écart de lui et ne lui ont rien demandé que son facile oubli! Il semble que le public veuille, par sa lenteur à les accepter, se venger de ces réserves excessives qui ne sont pas sans quelque air de dédain. Il y a ainsi autour de ces noms comme un cercle d'ombre qui ne s'élargit qu'avec peine, par de longs efforts.

Il n'entre pas dans ma pensée de recommencer ici ce qu'a si heureusement accompli, pour la gloire de Joubert, un maître incomparable dans l'art des portraits littėraires. Je ne prétends qu'à marquer exactement la place que Joseph Joubert devra occuper un jour dans une histoire de l'esprit français au dix-neuvième siècle, sur les confins des deux âges, se rejoignant d'un côté à Diderot par ses origines et ses premiers goûts, de l'autre à Ballanche et même à de Bonald par l'amitié des derniers

jours, mais retenant dans la diversité errante de ses sympathies et de ses goûts sa direction propre et originale.

Nous n'avons donc pas à raconter par le détail cette vie tout intérieure, concentrée dans les devoirs de la famille et dans quelques relations choisies, traversée par de fréquentes maladies ou plutôt par une longue et unique maladie qui augmenta encore chez Joubert le goût de la retraite, la passion de vivre avec les livres plus qu'avec les hommes. Hormis deux ou trois épisodes fort courts, un entre autres de quelques années pendant lesquelles l'estime de M. de Fontanes impose à Joubert les fonctions de conseiller de l'université, il n'y eut, à vrai dire, dans cette existence, à travers cette époque si troublée qui va de la révolution jusqu'au milieu de la restauration, d'autres événements que des événements d'idée ou de sentiment. Il suivit des yeux et du cœur, sans aucune tentation d'envie, la destinée de son ami Fontanes, porté aux plus grands honneurs par le cours propice des circonstances et par la brillante facilité de son esprit, tout en dehors; il accompagnait de ses vœux la navigation aventureuse de Chateaubriand à travers les orages et les écueils où se complaisait ce vain et charmant génie.

Ni à l'un ni à l'autre il n'épargnait les conseils les plus sévères, gardant à l'égard de la puissance et, ce qui est plus difficile, à l'égard de la gloire son franc-parler, en usant à propos, mais avec force, toujours consulté, écouté avec la plus flatteuse déférence, rarement suivi. N'est-ce pas après tout le sort de la raison en ce monde? On aime à prendre son avis, mais c'est à la condition de se dispenser de le suivre, quand il nous contrarie, ou de n'y revenir que trop tard, quand l'imagination et la passion nous ont cruellement égarés ou trahis.

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