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ment, selon qu'elle leur devient favorable ou contraire. C'est ainsi qu'il dut venir un temps où les yeux du peuple furent fascinés à tel point que ses conducteurs n'avaient qu'à dire au plus petit des hommes, Sois grand, toi et toute ta race; aussitôt il paraissait grand à tout le monde ainsi qu'à ses propres yeux, et ses descendans s'élevaient encore à mesure qu'ils s'éloignaient de lui; plus la cause était reculée et incertaine, plus l'effet augmentait; plus on pouvait compter de fainéans dans une famille, et plus elle devenait illustre.

Si c'était ici le lieu d'entrer en des détails, j'expliquerais facilement comment, sans même que le gouvernement s'en mêle, l'inégalité de crédit et d'autorité devient inévitable entre les particuliers (19), sitôt que, réunis en une même société, ils sont forcés de se comparer entre eux, et de tenir compte des différences qu'ils trouvent dans l'usage continuel qu'ils ont à faire les uns des autres. Ces différences sont de plusieurs espèces. Mais en général la richesse, la noblesse ou le rang, la puissance, et le mérite personnel, étant les distinctions principales par lesquelles on se mesure dans la société, je prouverais que l'accord ou le conflit de ces forces diverses est l'indication la plus sûre d'un état bien ou mal constitué : je ferais voir qu'entre ces quatre sortes d'inégalité, les qualités personnelles étant l'origine de toutes les autres, la richesse est la dernière à laquelle elles se réduisent à la fin, parce qu'étant la plus immédiatement utile au bien-être et la plus facile à communiquer, on s'en sert aisément pour acheter tout le reste; observation qui peut faire juger assez exactement de la mesure dont chaque peuple s'est éloigné de son institution primitive, et du chemin qu'il a fait vers le terme extrême de la corruption. Je remarquerais combien ce désir universel de réputation, d'honneurs et de préférences, qui nous dévore tous, exerce et compare les talens et les forces; combien il excite et multiplie les passions; et combien, rendant tous les hommes concurrens, rivaux, ou plutôt ennemis, il cause tous les jours de revers, de succès, et de catastrophes de toute espèce, en faisant courir la même lice à tant de prétendans. Je montrerais que c'est à cette ardeur de faire parler de soi, à cette fureur de se distinguer qui nous tient presque toujours hors de nousmêmes, que nous devons ce qu'il y a de meilleur et de pire parmi les hommes, nos vertus et nos vices, nos sciences et nos erreurs, nos conquérans et nos philosophes, c'est-à-dire une multitude de mauvaises choses sur un petit nombre de bonnes. Je prouverais enfin que si l'on voit une poignée de puissans et de riches au faîte des grandeurs et de la fortune, tandis que la foule rampe dans l'obscurité et dans la misère, c'est que les premiers n'estiment les choses dont ils jouissent qu'autant que les autres en sont privés, et que, sans changer d'état, ils cesseraient d'être heureux si le peuple cessait d'être misérable.

Mais ces détails seraient seuls la matière d'un ouvrage considérable dans lequel on peserait les avantages et les inconvéniens

de tout gouvernement, relativement aux droits de l'état de nature, et où l'on dévoilerait toutes les faces différentes sous lesquelles l'inégalité s'est montrée jusqu'à ce jour, et pourra se montrer dans les siècles futurs, selon la nature de ces gouvernemens et les révolutions que le temps y amènera nécessairement. On verrait la multitude opprimée au dedans par une suite des précautions mêmes qu'elle avait prises contre ce qui la menaçait au dehors; on verrait l'oppression s'accroître continuellement sans que les opprimés pussent jamais savoir quel terme elle aurait, ni quels moyens légitimes il leur resterait pour l'arrêter ; on verrait les droits des citoyens et les libertés nationales s'éteindre peu à peu, et les réclamations des faibles traitées de murmures séditieux; on verrait la politique restreindre à une portion mercenaire du peuple l'honneur de défendre la cause commune; on verrait de là sortir la nécessité des impôts, le cultivateur découragé quitter son champ, même durant la paix, et laisser la charrue pour ceindre l'épée; on verrait naître les règles funestes et bizarres du point-d'honneur; on verrait les défenseurs de la patrie en devenir tôt ou tard les ennemis, tenir sans cesse le poignard levé sur leurs concitoyens ; et il viendrait un temps où on les entendrait dire à l'oppresseur de leur pays,

Pectore si fratris gladium juguloque parentis

Condere me jubeas, gravidæque in viscera partu
Conjugis; invitâ peragam tamen omnia dextrâ.

De l'extrême inégalité des conditions et des fortunes, de la diversité des passions et des talens, des arts inutiles, des arts pernicieux, des sciences frivoles, sortiraient des foules de préjugés, également contraires à la raison, au bonheur et à la vertu : on verrait fomenter par les chefs tout ce qui peut affaiblir des hommes rassemblés en les désunissant, tout ce qui peut donner à la société un air de concorde apparente et y semer un germe de division réelle, tout ce qui peut inspirer aux différens ordres une défiance et une haine mutuelle par l'opposition de leurs droits et de leurs intérêts, et fortifier par conséquent le pouvoir qui les contient tous.

C'est du sein de ce désordre et de ces révolutions que le despotisme, élevant par degrés sa tête hideuse, et dévorant tout ce qu'il aurait aperçu de bon et de sain dans toutes les parties de l'état, parviendrait enfin à fouler aux pieds les lois et le peuple, et à s'établir sur les ruines de la république. Les temps qui précéderaient ce dernier changement seraient des temps de troubles et de calamités; mais à la fin tout serait englouti par le monstre, et les peuples n'auraient plus de chefs ni de lois, mais seulement des tyrans. Dès cet instant aussi il cesserait d'être question de mœurs et de vertu : car partout où règne le despotisme, cui ex honesto nulla est spes, il ne souffre aucun autre maître; sitôt qu'il parle, il n'y a ni probité ni devoir à consulter, et la plus aveugle obéissance est la seule vertu qui reste aux esclaves.

C'est ici le dernier terme de l'inégalité, et le point extrême

qui ferme le cercle et touche au point d'où nous sommes partis : c'est ici que tous les particuliers redeviennent égaux, parce qu'ils ne sont rien, et que les sujets n'ayant plus d'autre loi que la volonté du maître, ni le maître d'autre règle que ses passions, les notions du bien et les principes de la justice s'évanouissent derechef: c'est ici que tout se ramène à la seule loi du plus fort et par conséquent à un nouvel état de nature différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l'un était l'état de nature dans sa pureté, et que ce dernier est le fruit d'un excès de corruption. Il y a si peu de différence d'ailleurs entre ces deux états, et le contrat de gouvernement est tellement dissous par le despotisme, que le despote n'est le maître qu'aussi long-temps qu'il est le plus fort; et que sitôt qu'on peut l'expulser, il n'a point à réclamer contre la violence. L'émeute qui finit par étran gler ou détrôner un sultan est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposait la veille des vies et des biens de ses sujets. La seule force le maintenait, la seule force le renverse : toutes choses se passent ainsi selon l'ordre naturel; et, quel que puisse être l'évènement de ces courtes et fréquentes révolutions, nul ne peut se plaindre de l'injustice d'autrui, mais seulement de sa propre imprudence ou de son malheur.

En découvrant et suivant ainsi les routes oubliées et perdues qui de l'état naturel ont dû mener l'homme à l'état civil; en rétablissant, avec les positions intermédiaires que je viens de marquer, celles que le temps qui me presse m'a fait supprimer, ou que l'imagination ne m'a point suggérées, tout lecteur attentif ne pourra qu'être frappé de l'espace immense qui sépare ces deux états. C'est dans cette lente succession des choses qu'il verra la solution d'une infinité de problêmes de morale et de politique que les philosophes ne peuvent résoudre. Il sentira que le genre humain d'un âge n'étant pas le genre humain d'un autre âge la raison pourquoi Diogène ne trouvait point d'homme, c'est qu'il cherchait parmi ses contemporains l'homme d'un temps qui n'était plus. Caton, dira-t-il, périt avec Rome et la liberté, parce qu'il fut déplacé dans son siècle; et le plus grand des hommes ne fit qu'étonner le monde qu'il eût gouverné cinq cents ans plutôt. En un mot, il expliquera comment l'ame et les passions humaines, s'altérant insensiblement, changent pour ainsi dire de nature; pourquoi nos besoins et nos plaisirs changent d'objets à la longue; pourquoi, l'homme originel s'évanouissant par degrés, la société n'offre plus aux yeux du sage qu'un assemblage d'hommes artificiels et de passions factices qui sont l'ouvrage de toutes ces nouvelles relations, et n'ont aucun vrai fondement dans la nature. Ce que la réflexion nous apprend làdessus, l'observation le confirme parfaitement : l'homme sauvage et l'homme policé different tellement par le fond du cœur et des inclinations, que ce qui fait le bonheur suprême de l'un réduirait l'autre au désespoir. Le premier ne respire que le repos et la liberté; il ne veut que vivre et rester oisif, et l'ataraxie

même du stoïcien n'approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre objet. Au contraire le citoyen, toujours actif, sue, s'agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore plus laborieuses; il travaille jusqu'à la mort, il y court même pour se mettre en état de vivre, ou renonce à la vie pour acquérir l'immortalité: il fait sa cour aux grands qu'il hait, et aux riches qu'il méprise; il n'épargne rien pour obtenir l'honneur de les servir; il se vante orgueilleusement de sa bassesse et de leur protection; et, fier de son esclavage, il parle avec dédain de ceux qui n'ont pas l'honneur de le partager. Quel spectacle pour un Caraïbe que les travaux pénibles et enviés d'un ministre européen! Combien de morts cruelles ne préférerait pas cet indolent sauvage à l'horreur d'une pareille vie, qui souvent n'est pas même adoucie par le plaisir de bien faire. Mais, pour voir le but de tant de soins, il faudrait que ces mots, puissance et réputation, eussent un sens dans son esprit ; qu'il apprît qu'il y a une sorte d'hommes qui comptent pour quelque chose les regards du reste de l'univers, qui savent être heureux et contens d'eux-mêmes sur le témoignage d'autrui plutôt que sur le leur propre. Telle est, en effet, la véritable cause de toutes ces différences: le sauvage vit en lui-même; l'homme sociable, toujours hors de lui, ne sait vivre que dans l'opinion des autres, et c'est, pour ainsi dire, de leur seul jugement qu'il tire le sentiment de sa propre existence. Il n'est pas de mon sujet de montrer comment d'une telle disposition naît tant d'indifférence pour le bien et le mal, avec de si beaux discours de morale; comment, tout se réduisant aux apparences, tout devient factice et joué, honneur, amitié, vertu, et souvent jusqu'aux vices mêmes, dont on trouve enfin le secret de se glorifier; comment, en un mot, demandant toujours aux autres ce que nous sommes, et n'osant jamais nous interroger là-dessus nous-mêmes, au milieu de tant de philosophie, d'humanité, de politesse et de maximes sublimes nous n'avons qu'un extérieur trompeur et frivole, de l'honneur sans vertu, de la raison sans sagesse, et du plaisir sans bonheur. Il me suffit d'avoir prouvé que ce n'est point là l'état originel de l'homme, et que c'est le seul esprit de la société et l'inégalité qu'elle engendre qui changent et altèrent ainsi toutes nos inclinations naturelles.

J'ai tâché d'exposer l'origine et le progrès de l'inégalité, l'établissement et l'abus des sociétés politiques, autant que ces choses peuvent se déduire de la nature de l'homme par les seules lumières de la raison, et indépendamment des dogmes sacrés qui donnent à l'autorité souveraine la sanction du droit divin. Il suit de cet exposé que l'inégalité, étant presque nulle dans l'état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l'esprit humain, et devient enfin stable et légitime par l'établissement de la propriété et des lois. Il suit encore que l'inégalité morale, autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit naturel toutes les fois

qui ferme le cercle et touche au point d'où nous so
c'est ici que tous les particuliers redeviennent égau
ne sont rien, et que les sujets n'ayant plus d'au
volonté du maître, ni le maître d'autre règle qu
les notions du bien et les principes de la justice
derechef: c'est ici que tout se ramène à la seule lo.
et par conséquent à un nouvel état de nature dif
par lequel nous avons commencé, en ce que l'un
nature dans sa pureté, et que ce dernier est le fi
de corruption. Il y a si peu de différence d'ailleurs
états, et le contrat de gouvernement est tellem
le despotisme, que le despote n'est le maître qu'a
qu'il est le plus fort; et que sitôt qu'on peut l'e
point à réclamer contre la violence. L'émeute qui
gler ou détrôner un sultan est un acte aussi juri
par lesquels il disposait la veille des vies et des bie
La seule force le maintenait, la seule force le renve
ses se passent ainsi selon l'ordre naturel; et, quel
l'évènement de ces courtes et fréquentes révolutio
se plaindre de l'injustice d'autrui, mais seuleme
imprudence ou de son malheur.

En découvrant et suivant ainsi les routes oub qui de l'état naturel ont dû mener l'homme à rétablissant, avec les positions intermédiaires marquer, celles que le temps qui me presse m'a t ou que l'imagination ne m'a point suggérées, tout ne pourra qu'être frappé de l'espace immense qui états. C'est dans cette lente succession des choses solution d'une infinité de problêmes de morale que les philosophes ne peuvent résoudre. I sent humain d'un âge n'étant pas le genre humain la raison pourquoi Diogène ne trouvait point qu'il cherchait parmi ses contemporains l'hon qui n'était plus. Caton, dira-t-il, périt avec Ro. parce qu'il fut déplacé dans son siècle; et le hommes ne fit qu'étonner le monde qu'il eût gou ans plutôt. En un mot, il expliquera comment sions humaines, s'altérant insensiblement, chan dire de nature; pourquoi nos besoins et nos p d'objets à la longue; pourquoi, l'homme origing par degrés, la société n'offre plus aux yeux du sa blage d'hommes artificiels et de passions factices vrage de toutes ces nouvelles relations, et n'ont dement dans la nature. Ce que la réflexion n dessus, l'observation le confirme parfaitement vage et l'homme policé different tellement par et des inclinations, que ce qui fait le bonheur réduirait l'autre au désespoir. Le premier ne re et la liberté; il ne veut que vivre et rester of

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