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climat le plus âpre devrait inspirer les plus sinistres tristesses, chez les Lapons par exemple, ou chez les Samoyèdes. D'ailleurs, au train dont nous y allons en France, nous enlèverons bientôt à l'Angleterre cette triste gloire d'être la terre privilégiée du suicide1, et l'argument du climat tombera de lui-même. Je ne prétends pas nier les influences mélancoliques de la nature, et je sais trop bien dans quelle étroite amitié l'homme vit avec le sol, le ciel et la mer de son pays, pour ne pas reconnaître et marquer la part de ces affinités mystérieuses de l'homme avec le climat qu'il habite. Mais il y a une cause bien plus active, qui pénètre plus profondément l'homme, et qui explique d'une manière plus vraisemblable ces différences; c'est la civilisation. J'entends par là, sans vouloir faire de définition en règle, ce milieu moral d'idées, de désirs, de besoins et d'intérêts généraux, dans lequel nous naissons et nous vivons, cette atmosphère de principes et de croyances que notre âme respire et qui entretient en nous, en la renouvelant insensiblement, la vie immatérielle. On n'échappe pas à ces influences vives, mais presque insaisissables, qui nous pénètrent à notre insu et de tous les côtés à la fois, par l'éducation, la conver

1. C'est déjà fait, paraît-il. Voir plus loin, à la page 64, une note de M. Legoyt communiquée à l'Académie de médecine de Paris.

sation, la lecture et enfin par l'inévitable participation de chaque homme à la vie générale de l'humanité. On est irrésistiblement de son temps et de son pays; tous ne subissent pas, dans la même mesure, l'action des doctrines régnantes; mais inégalement tous la subissent. Si cette atmosphère est saine et pure, on respire la santé; si elle est viciée et malsaine, on respire la fièvre, et si tous n'en meurent pas, si tous ne sont pas même gravement malades, tous, du moins, inévitablement, souffrent c'est la loi, et il ne faut pas nous en plaindre, car c'est cette loi physique à la fois et morale qui consacre, pour ainsi dire, sensiblement la solidarité sacrée des hommes et qui les contraint, même au sein de l'isolement que crée l'égoïsme ou l'orgueil, à se reconnaître frères au moins dans la fraternité de la souffrance.

Il nous serait aisé de démontrer la réalité de cette grande loi par des considérations générales, si nous n'avions hâte d'arriver aux faits, qui, aux yeux de plusieurs personnes, sont toujours plus concluants que des raisonnements. Mais les faits eux-mêmes se chargeront de parler pour nous, et de faire ce que je pourrais appeler la philosophie du sujet. Ils nous diront que tantôt la civilisation est calme, et qu'alors la vie individuelle est reposée, uniforme, lente, qu'elle s'écoule paisiblement au sein d'un horizon borné, sans secousses d'au

cune sorte, sans grand bonheur et sans catastrophe. L'homme, né sur un sillon, prend les bornes de son champ pour celles de son espérance. Il ne livre pas son cœur aux désirs chimériques, et meurt dans le lit de son aïeul. C'est alors, qu'au sein de ces existences uniformément immobiles, la tentation du suicide est rare, presque inconnue. Tantôt, au contraire, la civilisation est comme surexcitée, ardente, fiévreuse, et la vie de chacun se ressent profondément de ces ardeurs et de ces fièvres; l'imagination s'échauffe, le désir s'exalte; des horizons immenses, inconnus s'ouvrent; des espérances frénétiques agitent l'âme de ces générations affolées, des ambitions colossales poussent en tout sens l'activité haletante; des émulations gigantesques produisent une concurrence désespérée; c'est alors le contraste de fortunes fabuleuses, improvisées par d'incroyables jeux du hasard, et de catastrophes inouïes, précipitant au fond de l'abîme des rêves insensés. Dans ce conflit de désirs et de déceptions immenses, le suicide joue le rôle de ce dieu des tragédies antiques qui intervenait au dénoûment. Tous ne peuvent pas réussir dans cette mêlée furieuse de la vie. A ceux qui échouent, il reste la ressource de mourir.

Voilà ce que nous diront les faits, ces témoins incorruptibles. Ils nous diront aussi quelle influence directe, immédiate, les idées dominantes

d'un siècle ou d'un pays exercent sur la tentation du suicide. La mort volontaire n'est pas seulement l'effet presque inévitable des agitations fiévreuses d'une société en travail; elle peut être aussi la conséquence d'un dogme religieux ou d'un système philosophique, ou encore d'une mode poétique et toute littéraire. Ces influences diverses font essentiellement partie de la civilisation, et ce n'est encore là qu'une autre face de la même question.

C'est une loi, que le suicide devient rare ou se multiplie selon les croyances ou les convictions d'un siècle. C'est une loi, qu'il prend exactement la forme, l'empreinte des idées régnantes, et qu'il reproduit avec une étonnante fidélité l'état des âmes aux époques principales de l'histoire. Cette démonstration, on pourrait la faire en suivant la triste histoire du suicide à travers les différents âges de l'humanité, depuis le sacrifice mystique du Brahmane à l'Infini qui l'entraîne dans ses mystérieuses profondeurs, jusqu'à l'école Stoïcienne, ouvrant aux âmes romaines cette issue vers la liberté; depuis la doctrine Druidique, envoyant le Gaulois, joyeusement affranchi de la vie, dans un monde meilleur, jusqu'au suicide littėraire des fils rêveurs de Werther et de René.

On n'attend pas de nous cette histoire régulière et approfondie. A peine pourrons-nous, dans les limites que nous nous sommes fixées, tracer les

lignes générales de cette étude. Nous choisirons trois ou quatre points de l'histoire de l'humanité, auxquels nous ramènerons notre démonstration; nous serons obligé de négliger tout le reste. Encore n'est-ce pas une étude savante que nous comptons présenter sur ces époques choisies par nous; c'est une esquisse morale, rien de plus.

L'Orient s'offre d'abord à nous, et dans l'Orient, l'Inde, ce berceau des peuples. Laissons de côté la chronologie sans fond de cette antiquité fabuleuse, les savantes ténèbres qui pèsent sur les origines de ces grandes philosophies religieuses, les inventions bizarres de ces théogonies tissues de mystères, les hérésies gigantesques qui divisent depuis tant de siècles ces populations de l'Indus et du Gange. Allons tout de suite à ce qui nous intéresse. Le suicide a été une tradition permanente parmi ces populations fanatiques. Ce ne fut pas une des aventures les moins merveilleuses du pèlerinage armé et civilisateur d'Alexandre au fond de l'Orient que sa rencontre, à Taxila, avec ces philosophes qui vivaient nus sur les bords du Gange et que les Grecs appelèrent les gymnosophistes. C'était la Grèce face à face avec les Brahmanes. Il n'en faut pas douter; aux traits circonstanciés que nous ont laissés Arrien, Plutarque, Strabon, sur cette apparition étrange qui avait si vivement frappé l'imagination de la Grèce, les gymnosophistes étaient

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