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peindre ces fièvres honteuses de l'agiotage, ces espérances qui tiennent du délire, ces craintes qui touchent au désespoir? Montrerons-nous comment ces imaginations malades, en proie au vertige, se précipitent vers des mirages de millions? A quoi bon? Qui ne connaft cette maladie et ses effets? Quelle vie que cette vie jetée en proie à d'effrayants hasards, alternée de succès et de chutes, balancée perpétuellement des sommets aux abîmes! Quelle âpreté dans ces émulations folles, quelle course haletante et furieuse! Ces existences ne sont plus qu'un jeu gigantesque. Si l'on gagne, on double, on double encore, jusqu'à ce qu'on arrive au but fixé. Mais pour un qui atteint le but, combien le manquent et le manqueront toujours! Ils n'en jouent pas moins, mais avec fureur; et si la chance s'obstine à les trahir, ils mettent, pour dernier enjeu, leur vie : Un coup de dé encore, et s'ils ont perdu, ils meurent. Est-ce la calomnie de notre époque? N'est-ce pas plutôt la trop faible peinture de quelques-uns de ses entraînements? Quelle révélation que cette mort récente du plus étonnant spéculateur des temps modernes, Sadleir, qui laissa derrière lui plus de cinquante mille victimes, et mourut en entraînant dans sa ruine des contrées entières! Je sais que ce spéculateur était de plus un faussaire et qu'il jouait avec des dés pipés. Je ne prétends pas en faire le type de l'a

giotage; à Dieu ne plaise! Mais n'était-ce pas encore un effet des spéculations effrénées, que cette tentation infâme à laquelle le malheureux a suc

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combé? Qu'on ne l'oublie pas, à ce jeu terrible, insensé, on peut gagner; cela se voit; mais on peut perdre aussi; cela se voit plus souvent encore, et perdre, c'est mourir, quand on a mis sa vie sur un coup de dé.

Tout le monde ne spécule pas, sans doute, tout le monde ne poursuit pas ces fabuleuses fortunes, qui sont la tentation de quelques esprits malades. Mais tout le monde, à peu d'exceptions près, désire passionnément le bien-être. Et que de conditions, que de ressources il faut pour composer ce qu'on appelle le bien-être aujourd'hui ! Où sont-ils maintenant ces sages d'autrefois auxquels la tradition attribue une vie modeste, et qui se faisaient, diton, une richesse de la modération de leurs désirs? Aujourd'hui on est trop pressé de vivre. On vit trop et trop vite. La civilisation a la fièvre et la donne. On épuise son intelligence pour lui faire produire tout ce qu'elle peut, dans le moins de temps possible. On ne lui laisse le loisir ni de se préparer par l'étude, ni de se renouveler par le repos. On surmène son activité, on lui demande des prodiges, que l'on s'empresse de transformer en excès. La jouissance s'exagère, comme le travail. Chacun lance sa locomotive à toute vapeur,

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jusqu'à ce qu'elle éclate. Il n'y a pas eu d'époque où l'on ait plus audacieusement abusé de la vie. Il n'y en a pas eu où plus d'hommes soient tombés, au milieu de leur carrière, comme foudroyés. C'est Goethe qui l'a dit : « Dans tous les genres, l'activité sans repos finit par la banqueroute. » Cette pensée pourrait servir d'épigraphe au temps présent. Et remarquez-le bien, cette banqueroute dont nous parle Goethe, c'est celle 'de la raison ou de la vie, c'est la folie ou le suicide. Terrible alternative où vient aboutir l'activité désordonnée, dans une société peu soucieuse du devoir et pour qui Dieu devient de plus en plus une énigme. Il y aurait enfin un long et douloureux chapitre à écrire sur l'instabilité de la vie sociale, sur le peu de sécurité des existences modernes, sur la fréquence des révolutions. Tout cela agite terriblement les cerveaux faibles. C'est une cause épidémique de folie et de suicide.

Notre esquisse est bien incomplète sans doute ; mais nous avons du moins indiqué les principales influences sociales. Que l'on compte les recrues volontaires qu'amènent incessamment à la mort l'ambition refoulée dans son obscurité, l'incapacité orgueilleuse, la volonté faible et découragée par la nécessité de la lutte, la misère perpétuellement aigrie par le voisinage d'un luxe effréné, le délire de

la spéculation, la précipitation fiévreuse de la vie, l'inquiétude propre aux sociétés nouvelles qui cherchent leur équilibre sans l'avoir encore trouvé, et l'on aura une idée des influences diverses de la civilisation moderne sur le suicide. Il s'est fait, à cet égard, depuis vingt ans environ, un grand changement dans les mœurs. Werther, de nos jours, agit trop pour rêver. Il se tue encore, mais sans phrases, et parce qu'il a perdu à la Bourse.

III

Laissons là les généralités historiques et abordons de près, avec M. de Boismont, les particularités du suicide contemporain1. Dans cet amas immense de matériaux, nous ferons un choix. Nous irions à l'infini s'il nous fallait suivre notre guide à travers toutes les subdivisions de son analyse.

1. D'après une note communiquée par M. Legoyt à l'Académie de médecine, postérieurement au travail de M. de Boismont, c'est actuellement dans l'Allemagne du Nord et dans le Danemark que se présentent les cas les plus nombreux de suicide. Contrairement à l'opinion générale, l'Angleterre se trouve au dernier rang dans l'ordre de la fréquence du suicide. La Belgique, l'Autriche, l'Espagne, viennen. immédiatement après. La France occupe une position intermédiaire. Elle viendrait au même rang que ces trois Etats, sans Paris, qui fournit le sep

La progression des suicides augmente à mesure que nous avançons dans le siècle. C'est là une leçon décisive que nous donne la statistique. Il y a eu en France, en 1843, 154 suicides de plus qu'en 1842, 206 de plus qu'en 1841, 268 de plus qu'en 1840, 273 de plus qu'en 1839, 434 de plus qu'en 1838, 577 de plus qu'en 1837, 680 de plus qu'en 1836, 715 de plus qu'en 1835, et 742 de plus qu'en 1834, c'est-à-dire une augmentation environ du tiers en dix ans. La période décennale suivante, de 1843 à 1853, a présenté une progression plus rapide encore, en exceptant toutefois l'année 1848 qui a offert un chiffre inférieur à ceux de 1847 et de 1849, comme si le drame qui se passait alors eût tenu la curiosité en éveil et la vie en suspens. S'il est vrai que les chiffres aient leur éloquence, combien celle-ci est sinistre! En moins de trente années, le nombre des suicides aura doublé.

La proportion des femmes, sur ces listes funèbres, est très-inférieure à celle des hommes. Sur 4595 suicides, plus spécialement étudiés par M. de

tième du total des suicides en France. Pour la Bavière, le Danemark, la France, la Prusse, la Saxe et la Suède, le suicide est en progression plus rapide que la population et la mortalité générale. -On compte en moyenne 29 à 30 suicides féminins pour 300 masculins. Les suicides croissent régulièrement avec l'âge, au moins jusque vers 60 ou 70 ans. Le mois de janvier est celui où il y a le moins de suicides, le mois de juillet celui où il y en a le plus.

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