Oldalképek
PDF
ePub

cide diminue parmi nous; la statistique nous répondrait qu'il se multiplie. Mais il a changé de caractère; il tient à des causes nouvelles, qui n'ont plus rien de littéraire. Marquons brièvement quelques-unes des influences sociales qui peuvent agir sur l'extension du suicide contemporain.

Je ne veux pas calomnier mon époque. On est de son temps comme on est de son pays, et il y a une sorte de patriotisme qui consiste à ne pas trahir l'un plus qu'on ne trahit l'autre. Mais enfin, on ne me démentira pas si je dis que tous les progrès ne nous sont pas donnés à titre gratuit, et qu'il y a dans l'effort des sociétés modernes pour s'organiser sur leurs bases renouvelées, d'inévitables causes de souffrance. Ce sont là autant d'occasions pour le suicide, chaque souffrance nouvelle aboutissant à la tentation de la mort volontaire.

Un des caractères les plus incontestés de notre temps, c'est l'avènement de la démocratie. Il serait aussi puéril de nier les conquêtes éclatantes du principe nouveau que d'en contester les sérieux bienfaits. C'est la loi des temps et la démocratie ne peut qu'étendre de plus en plus sur les institutions et les mœurs son impérieux niveau. Il faut s'habituer aux conditions d'une société rajeunie, où le mérite seul doit distribuer les rangs, où la

hiérarchie ne doit plus être que l'harmonie réglée des services et du talent. Qui ne voit du premier coup d'œil que la force de ce principe est dans son invincible équité? Mais qui n'en voit aussi les inévitables dangers? Que de perturbations dans la vie sociale ! L'ordre ancien périssait par l'immobilité. L'ordre nouveau court les risques d'une mobilité excessive. Le principe démocratique abaisse les barrières et fait appel à l'activité intelligente des plus dignes et des meilleurs. Mais c'est l'élite que l'on appelait et c'est la foule qui se présente. Et quelle foule! Que de vanités ardentes! Que de médiocrités enflées! Que d'incapacités ambitieuses et de nullités avides d'emplois, d'honneurs, de fonctions! Et dès lors, que de déceptions, de désespoirs et d'imprécations furieuses contre la société ! Il arrive aussi que, dans ces rangs pressés, plus d'un tombe en chemin, à qui son intelligence et son mérite semblaient promettre un meilleur sort. A ces infortunés une de ces deux choses a manqué le caractère ou le bonheur. Il en est qui succombent, dans cette grande mêlée de la vie, par défaut d'énergie, de patience ou de conduite. Chez eux, la force morale n'a pas été au niveau des désirs ni de l'intelligence. La volonté a été inégale à la lutte, elle s'est abattue sous la douleur ou sous l'effort. Ils sont retombés dans les rangs inférieurs d'où leur talent devait les faire

sortir. D'autres, bien plus dignes de sympathie, ont tout pour eux, en apparence au moins, le mérite, le zèle, la volonté fière et vaillante : une seule chose leur fait défaut, ce je ne sais quoi qui fait que sur deux jeunes gens d'une valeur égale, l'un réussit et l'autre échoue, et que j'appellerais le hasard ou le sort, si je ne croyais plutôt à quelque vice secret de caractère ou à quelque mystérieuse épreuve. Nous en avons connu de ces blessés de la vie, pour qui chaque ambition, même légitime, n'a été que l'occasion d'un désastre, pour qui chaque effort n'a été qu'un échec et dont l'existence tout entière est un avortement. Ce sont eux qu'il faut plaindre, ce sont eux qu'il faut consoler, qu'il faut chérir, si l'affection peut quelque chose sur ces incurables tristesses de l'activité trompée! J'indique à peine quelques effets de cette concurrence inouie, inévitable résultat du principe démocratique dans la société moderne. Mais ce que j'ai dit suffit pour montrer combien ces conditions nouvelles doivent contribuer à multiplier le suicide. Le prodigieux déclassement de ces activités ardentes, qui veulent à tout prix conquérir une place au soleil, la fièvre de l'ambition universelle, l'impuissance condamnée à rentrer dans son néant, l'intelligence trahie par une volonté médiocre, le talent mal servi par la fortune, voilà bien des cau

ses qui doivent engendrer des désespoirs sinistres. Et tous les jours, ne voyons-nous pas en effet des malheureux se venger du sort, des hommes, ou d'eux-mêmes en désertant la vie? N'est-ce pas un chapitre de l'histoire contemporaine que nous écrivons?

Le progrès! c'est un beau mot; bien plus, c'est une idée sainte. Mais prenons garde que le progrès matériel ne vienne tout seul, et n'amène après soi des maux terribles qu'il serait impuissant à guérir. Certes, c'est un beau spectacle de voir la science et l'industrie couvrir le globe d'œuvres prodigieuses et l'homme régner sur la nature, sur l'espace et le temps. Je m'associe par l'enthousiasme à ce mouvement miraculeux, et je ne veux être ni injuste, ni ingrat; surtout je ne veux pas déclamer. Mais à quoi servirait-il de fermer les yeux sur des périls, sur des entraînements qui tous les jours augmentent? La civilisation actuelle est-elle dans un état normal et sain? On en peut douter à voir dans quelle effrayante proportion se développe chaque jour le contraste du luxe et de la misère. Et qu'on le remarque, la misère moderne est bien plus insupportable que ne l'était celle des temps passés. Elle a conscience d'ellemême; elle rougit d'elle-même; elle est aigrie et comme irritée encore par cette demi-instruction universelle qui flotte partout dans l'atmosphère,

et que l'on respire même sans le vouloir; enfin, dernier supplice, elle est bien plus mêlée qu'autrefois, par le mouvement même de la vie moderne, à ces élégances exquises, à ces splendeurs enviées, qui sont le lot des heureux du siècle. Elle voit de plus près ce luxe, auprès duquel pâlissent les féeries des Mille et une Nuits. Toutes les tentations de l'imagination et des sens viennent tour à tour solliciter ce pauvre homme, grelottant de froid et de faim sous ses haillons, ou pis encore sous son habit noir râpé, à la porte des cafés à la mode, des théâtres, des bals. Peutêtre cet infortuné, dans les mille vicissitudes de la vie sociale, a-t-il cru toucher un instant, lui aussi, à ce bonheur splendide qui passe maintenant sous ses yeux. N'est-ce pas assez d'une vision pareille, par une nuit d'hiver, pour que la Morgue reçoive un hôte de plus le lendemain?

Les besoins croissants du luxe ont éveillé, dans certaines classes sociales, une faim terrible, insatiable, un désir toujours inassouvi de richesse. Il y a des hommes, et ils sont en grand nombre, d'une intelligence rare, d'une effrayante activité, qui dévouent tout ce qu'ils ont de pensées et de forces à la poursuite d'une fortune fantastique. Ils n'estiment comme rien tout ce qui reste en deçà de leurs fabuleux désirs. Essayerons-nous de

« ElőzőTovább »