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voir, je supposai que mon heure n'était pas arrivée, et je remis à un autre jour l'exécution de mon projet. Si je m'étais tué, tout ce que j'ai été s'ensevelissait avec moi; on ne saurait rien de l'histoire qui m'aurait conduit à ma catastrophe; j'aurais grossi la foule des infortunés sans nom : je ne me serais pas fait suivre à la trace de mes chagrins, comme un blessé à la trace de son sang. » Il ne se guérit pas, comme Goethe, même en écrivant René, et toute sa vie, selon son énergique expression, ne fut qu'un long bâillement d'ennui. Au fond de ces dégoûts superbes, quelle part faut-il faire à la vanité blessée? Que de petitesses dans ces désespoirs qui jettent le défi à la vie et au monde ! Que de Renés on aurait sauvés en les nommant ministres à propos!

Le mal du siècle existait pourtant, et il y aurait mauvaise grâce à le nier obstinément. Cette inquiétude, cet ennui du monde, cette lassitude de la vie, cet élan souvent trompé mais indomptable vers les choses invisibles, la passion du romanesque incapable de se plier aux petits devoirs que chaque jour et chaque heure amène, l'appétit de l'âme qui veut, comme dit Goethe, boire la vie à la coupe écumante de l'infini, ce sont bien là les traits du lyrisme moderne, et ce lyrisme n'aurait eu ni tant de grandeur ni tant d'éclat, s'il ne s'était inspiré dans des sentiments sincères. A l'émotion panthéistique de Wer

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ther, substituez une religiosité vague, vous aurez les Méditations et les Harmonies. C'est le même genre de sublime enivrant, mélodieux et triste. Au fond, vous trouverez toujours le goût de la mort. Si Raphaël n'est pas une fiction, s'il a existé, il a subi, lui aussi, comme Goethe et Chateaubriand, la tentation du suicide. « Oh! mourons! disait Julie; mourons et étouffons cet avenir douteux ou sinistre dans ce dernier soupir, qui n'aura du moins sur nos lèvres que la saveur sans mélange de la complète félicité! >> · Mon âme me disait au même moment et avec la même force ce que sa bouche me disait à l'oreille, ce que son visage me disait aux yeux, ce que la nature solennelle, muette, funèbre dans la splendeur de son heure suprême, me disait à tous les sens. En sorte que les deux voix que j'entendais, l'une au dehors, l'autre au dedans, me disaient les mêmes paroles, comme si l'un de ces langages n'eût été que l'écho ou la traduction de l'autre. J'oubliai l'univers, et je lui répondis << Mourons!.... J'enlaçai huit fois autour de son corps. et du mien, étroitement unis comme dans un linceul, les cordes du filet des pêcheurs qui se trouvèrent sous ma main dans le bateau. Je la soulevai dans mes bras que j'avais conservés libres, pour la précipiter avec moi dans les flots. Au moment même où l'élan que j'avais pris allait nous engloutir à jamais ensemble, je sentis sa tête pâle

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se renverser, comme le poids d'une chose morte, sur mon épaule, et son corps s'affaisser sur ses genoux. L'excès des émotions, le bonheur de mourir ensemble, avaient devancé la mort même. Elle s'était évanouie dans mes bras. »

Descendons le cours du siècle, et nous rencontrerons dans la jeunesse rêveuse de Mme George Sand, sous l'influence de lectures romanesques, la même fascination de la mort : « Cela prenait, ditelle dans l'Histoire de ma vie, la forme d'une idée fixe. C'était surtout l'eau qui m'attirait comme par un charme mystérieux. Je ne me promenais plus qu'au bord de la rivière, et ne songeant plus à chercher les sites agréables; je la suivais machinalement jusqu'à ce que j'eusse trouvé un endroit profond. Alors, arrêtée sur le bord comme enchaînée par un aimant, je sentais dans ma tête comme une gaieté fébrile, en me disant: Comme c'est aisé, je n'aurais qu'un pas à faire! D'abord cette manie eut un charme étrange, et je ne la combattis pas, me croyant bien sûre de moi même; mais-elle prit une intensité qui m'effraya. Je ne pouvais plus m'arracher de la rivière aussitôt que j'en formais le dessein, et je commençais à me dire oui ou non! assez souvent et assez longtemps, pour risquer d'être lancée par le oui au fond de cette eau transparente qui me magnétisait.» Un jour même, il paraît que le oui fatal gronda dans ses oreilles, le

vertige de la mort s'empara d'elle, son cœur battit, sa vue se troubla; elle poussa brusquement son cheval à l'endroit le plus profond de la rivière. Sans le précepteur Deschartres, elle était morte.

Il nous a paru curieux de rapprocher les aveux de ces grands poëtes, qui tous se sont si fortement emparés de l'imagination moderne. Saisis de l'ennui de la vie, Goethe, Chateaubriand, Lamartine, George Sand, ont traversé cette tentation du suicide. Ils nous représentent, dans le vif de la réalité, ce mal du siècle, que l'un d'eux a si bien défini en disant que c'est une maladie sans doute, mais une maladie dont le sentiment même est un attrait, au lieu d'être une douleur, et où la mort ressemble, comme celle des mystiques de l'Inde, à un voluptueux évanouissement dans l'infini. Ils ont vécu, ils ont souffert comme les héros de leurs romans ou de leurs poëmes. Ils ont été, ils sont Werther, ils sont René, Raphaël, Jacques. Ils ont créé toute une tradition de suicide, dont nous avons vu un dernier et sinistre exemple dans la mort de ce pauvre Gérard de Nerval, qui a ému si vivement Paris il y a quelques années. La misère ne suffit pas à expliquer ce triste dénoùment d'une existence à laquelle n'avaient manqué ni la sympathie publique ni l'amitié. Dans cette intelligence mélangée, il y avait eu toujours une lutte

entre un bon sens français, presque voltairien et une imagination livrée aux fantaisies. Le rêve avait fini par tuer le bon sens, et, avec le bon sens, la vie. La maladie de Werther compta une vic time de plus.

Faut-il nous étonner si de l'imagination assombrie de ces poëtes il est sorti une littérature romanesque, raisonneuse et enthousiaste, inspirant en même temps le mépris de l'activité humaine et la curiosité de l'invisible, énervant la volonté pour l'action et ne l'excitant que pour la passion, aimant à promener sans cesse l'imagination de la fatigue de la vie à l'inconnu de la mort; substituant enfin à l'austère tristesse du christianisme, qui, loin d'exclure l'action, la multiplie par la charité, une sorte de mélancolie inquiète qui aime à se concentrer dans l'agitation solitaire de ses rêves. Telle est cette littérature, véritable littérature du suicide, dont l'influence a été si grande sur la génération qui nous a précédés dans la vie.

Cette époque, il faut le dire, est déjà éloignée de nous, moins par la distance des années que par la différence des mœurs, et, bien que l'on rencontre encore des descendants éplorés de Werther, il faut avouer que leur nombre se restreint chaque jour et que les derniers survivants de cette race. bientôt éteinte ressemblent fort à des anachronismes. Qu'on n'aille pas croire pour cela que le sui

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