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bitants que nous prélevons sur elle ne pouvant être ni durables ni suffisants à l'immense avidité de nos sensations, nous cherchons à nous débarrasser, insensés que nous sommes, d'une vie qui ne correspond plus avec la hauteur et l'exigence capricieuse de nos pensées. Je sais ce que m'ont coûté de souffrances toutes ces spéculations, je sais aussi quels efforts j'ai dû faire pour me délivrer de leur obsession constante; la vogue qu'a obtenue Werther m'a prouvé que ces mêmes idées, si maladives qu'elles fussent, ne m'étaient point particulières; je ne cacherai donc ni les douleurs que je partageais avec les hommes de mon siècle, ni ces méditations sur le suicide, méditations qui ont absorbé une grande partie de ma jeunesse. Tout, je l'avoue, me semblait monotone dans la vie. En proie au dégoût, insensible à l'amour, je n'entendais plus cette voix douce de la nature qui, à des intervalles réglés, nous appelle à jouir de ses métamorphoses merveilleuses. Je ne puis mieux comparer cette situation qu'à la surdité du malheureux dont l'ouïe blessée ne perçoit plus aucun son. Lessing se courrouçait contre l'éternelle verdure du printemps; il eût voulu que les feuillages, au lieu de cette verdure toujours la même, se fussent, pour changer, teints de pourpre ou d'azur. J'ai connu un Anglais qui se pendit pour échapper à l'ennui de s'habiller tous

les jours, et un honnête jardinier qui, appuyé sur sa bêche, s'écriait du ton de la désolation la plus sincère « Verrai-je toujours ces nuages maudits aller d'un bout du ciel à l'autre ? » — Souvent la puissance de cette maladie morale se proportionne aux qualités et aux vertus du malheureux qui en est victime. La faveur des grands, le caprice des amitiés et des amours, tous les accidents de la destinée humaine, blessent une âme irritable et fébrile faibles dans nos combats contre nos vices, nous sommes harassés de cette lutte interminable. Nous retombons sans cesse dans les mêmes erreurs; souvent elles tiennent à nos vertus mêmes, et dans l'impuissance où nous sommes de séparer les unes des autres, désespérés de notre débilité incurable, nous nous déterminons à triompher d'elles par un coup de poignard. — Telles étaient les pensées dont l'influence dangereuse dominait mon imagination assombrie. J'avais longtemps médité sur les moyens divers dont l'homme peut se servir pour se délivrer de l'existence. La mort d'Othon surtout excitait mon admiration; vaincu, mais encore maître d'une partie du monde, il pense avec douleur aux victimes dont son ambition jonchera bientôt le champ de bataille; il se résout à ne pas commettre ce crime, à sortir de la vie, à renoncer à l'empire et à la lumière du jour. Ses amis, convoqués à un grand festin, sont loin

de pénétrer ce dessein de leur empereur et de leur héros. Le lendemain matin, on le trouve dans son lit, calme, un poignard dans le sein. De tous les suicides, c'est peut-être celui qui prouve chez son auteur le plus de force d'âme et de liberté d'esprit. Je possédais une assez belle collection d'armes antiques, entre autres un poignard de forme élégante, richement monté, et dont la pointe aiguë eût accompli, en peu d'instants, sous une main assurée, ce que Shakspeare nomme la grande action romaine. Plus d'une fois, je l'appuyai sur mon sein; la force me manqua ; je ne tardai pas à reconnaître que cette soif de la mort n'était chez moi que la fantaisie d'un désœuvrement lugubre. Je me pris à rire de moi-même et je fus guéri. Cependant les mêmes sentiments d'ennui qui m'avaient obsédé me tourmentaient encore. Il me fallait une œuvre poétique dans laquelle je pusse consigner pour mon repos ces tristes pensées; c'était le seul moyen de leur donner l'essor et de m'en délivrer en les exprimant. Dans ce moment le bruit de la mort du jeune Jérusalem se répandit; le plan de Werther fut aussitôt tracé; l'ouvrage, conçu d'un seul jet, fut écrit de même; et les fantômes, qui venaient d'obséder ma jeunesse, prirent une réalité qui acheva ma guérison. »

On sait comme les souffrances du jeune Werther passionnèrent l'Allemagne et plus tard la France.

On sait aussi que Goethe lui-même, qui avait jeté dans le monde ce grand gémissement, fut effrayé quand tous les échos le lui renvoyèrent si profond et si prolongé. Les vrais poëtes sont ainsi les interprètes de l'âme universelle, dans ses inspirations et ses souffrances, à un moment déterminé de l'histoire; ils ne sont aussi grands qu'à la condition de traduire des émotions générales; ils subissent l'influence des idées ou des sentiments de leur époque ou de leur pays, et c'est parce qu'ils ont donné une expression à ces idées qui ne pouvaient se définir, à ces sentiments qui s'ignoraient encore, c'est parce qu'ils ont su faire parler le cœur de l'humanité, qui avant eux n'avait ni parole ni voix, que l'humanité les consacre comme ses poëtes privilégiés. Mais cette influence de leur siècle, qu'ils ressentent si profondément, ils la renvoient au siècle, multipliée à l'infini. Ils agissent à leur tour, et avec une incroyable puissance, sur la génération qui avait agi sur eux. Goethe avait puisé l'inspiration de Werther dans le sentiment profond des souffrances de son temps; il avait eu pour collaborateur, dans cette œuvre unique, l'esprit rêveur de son pays et de son époque. Mais, à son tour, il inspira toute une génération et lui donna ce goût de mélancolie, cette curiosité de la mort, cette susceptibilité souffrante, cette passion pour l'analyse, dont il avait

formé le caractère de son héros. Il répandit au loin la contagion du désespoir poétique. Son œuvre fut donc à la fois une cause et un effet. Le roman était né d'une douleur vraie et d'une émotion générale; cette douleur, il en propagea le goût, j'allais dire le culte; cette émotion, qui avait été une souffrance, il en fit une mode, et le suicide, pendant plus de quarante années, porta l'uniforme de Werther.

Goethe n'avait eu qu'une tentation vague de suicide, et il s'était décidé à faire mourir Werther à sa place. Un quart de siècle après, Chateaubriand, obsédé du même dégoût de la vie, poussait les choses beaucoup plus loin que Goethe; le hasard seul le sauva, s'il faut en croire les Mémoires d'Outre-Tombe: « Me voici, nous dit il, arrivé à un moment où j'ai besoin de quelque force pour confesser ma faiblesse. L'homme qui attente à ses jours montre moins la vigueur de son âme que la défaillance de sa nature. Je possédais un fusil de chasse dont la détente usée partait souvent au repos. Je chargeai ce fusil de trois balles, et je me rendis dans un endroit écarté du Grand-Mail. J'armai ce fusil, j'introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre; je réitérai plusieurs fois l'épreuve, le coup ne partit pas l'apparition d'un garde suspendit ma résolution. Fataliste sans le vouloir et sans le sa

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