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cette mélancolie a un objet défini, des limites. fixées. L'âme que ce sentiment possède sait à quoi se prendre dans la vie; elle ne s'abandonne pas à de stériles rêveries; elle s'assujettit à des pratiques réglées, qui sont à la fois une discipline et un appui; elle économise le temps de son épreuve au profit de son éternité. Elle ne s'abîme pas en Dieu, même dans la prière; elle se contient avec force; elle ne s'aventure pas dans les voies détournées et périlleuses; et si l'âme inquiète et subtile de Fénelon cède un instant au charme des rêveries mystiques, la voix de l'Église le rappelle aussitôt aux vérités simples et à la pratique. Le sentiment religieux a donc un caractère positif; il se règle sur un dogme; il ne rêve pas, il agit.

La mélancolie moderne a, elle aussi, pour origine, le sentiment douloureux de ce qu'il y a d'incomplet dans la destinée de l'homme; mais tandis que l'esprit chrétien s'appuie sur cette considération pour s'élancer de la sphère du temps dans la sphère de la foi, l'imagination mo'erne, altérant le sentiment de l'infini par un sentiment de doute inquiet, se complaît dans la méditation de ce contraste douloureux qui existe entre les vœux de l'homme et la réalité, entre ses désirs immenses et sa destinée si étroitement mesurée par l'imperfection de ses facultés. Il y a là un vague

terrible, un je ne sais quoi d'indécis et d'indéterminé qui offre un singulier et périlleux attrait. L'imagination s'y perd avec délices; la volonté s'y anéantit. L'existence n'est plus qu'un songe agité. Sous l'empire de cette tristesse rêveuse, l'âme souffre et jouit à la fois. Elle souffre de ce vide immense que la sensibilité lui fait trouver dans la vie, de ces déceptions de l'intelligence et du cœur qui avaient rêvé une science ou un amour impossible; de ce tourment ineffable que produit en nous la pensée de l'infini, quand nous n'arrêtons pas cette pensée sous la forme précise d'une croyance, d'une espérance ou d'une prière; mais elle jouit en même temps de ses rêves, même ébauchés, de ses facultés, quoique incomplètes, de sa souffrance même, qui est un prétexte pour s'occuper de soi et se concentrer dans une contemplation perpétuelle qui ressemble à une adoration. Il y a quelque douceur à souffrir ainsi; mais, ne l'oublions pas, cette complaisance idolâtrique de l'âme pour elle-même l'énerve insensiblement; elle la rend incapable d'agir, elle détend le ressort de la volonté, et si c'est là une disposition romanesque, avouons au moins que ce n'est pas un état moral et sain. L'incapacité d'agir amène bientôt l'impuissance de vivre. L'âme, éternellement appliquée à s'analyser, devient irritable à l'excès, impatiente des obstacles; elle se fatigue

de la vie, c'est-à-dire de l'effort; elle se laisse peu à peu gagner par la curiosité de la mort. En dehors de la foi, il n'y a plus pour l'âme, après la vie, qu'un immense inconnu; cet avenir mystérieux sollicite la pensée comme une indéchiffrable énigme au terme de ces vagues tristesses, sans remède parce qu'elles sont sans cause, apparaît l'idée du suicide, comme l'unique moyen d'échapper à la fatigue de vivre et de connaître le mot de la destinée, s'il y en a un.

Tel est le sentiment de la mélancolie qui va produire, à la fin du dix-huitième siècle, l'école littéraire du suicide. Cette école on la connaît : Werther, Jacopo Ortis, Manfred, René, Obermann, Adolphe, Raphaël, Jacques, voilà la triste famille de ces héros dont Hamlet est l'aïeul. C'est à Shakspeare, en effet, que remonte la paternité véritable de cette race maladive. Mais la pensée de Shakspeare ne devint féconde qu'à la fin du dernier siècle. On ne comprit le délire d'Hamlet qu'après avoir senti les souffrances de Werther. Goethe portera dans l'histoire la responsabilité de ce type romanesque de la passion et de la mélancolie. C'est lui qui a donné un nom à cette maladie de l'esprit moderne.

Le prodigieux succès de Werther, qui fut beaucoup plus qu'un succès littéraire, prouve incontestablement que Goethe avait exprimé autre chose

que des émotions de fantaisie ou des sentiments individuels. C'était une douleur vraie qui parlait dans ce livre, et la génération à laquelle il s'adressait l'accueillit avec enthousiasme, en y reconnaissant une partie de son âme, quelques-unes de ses passions, de ses rêveries et de ses tristesses. Quand Werther parut, seize années avant la Révolution française, il y avait partout comme une sorte de langueur maladive et d'attente passionnée. On pressentait que quelque chose allait mourir, que quelque chose allait naître; l'esprit était à la fois éveillé et inactif. On était en suspens devant l'avenir qui se préparait, mais on n'agissait pas, parce qu'on ne voyait nulle part un but où dût tendre utilement l'action. Cette oisiveté fébrile se tournait aisément en rêveries délirantes, en amours chimériques, aliments d'une imagination ardente et désœuvrée. Ne sachant où se prendre, on se prenait à des passions factices qu'on aimait à se forger à soi-même, pour donner un but à sa vie. Mais le rêve ne soutient pas longtemps l'activité; il lui faut de plus solides appuis, et cette activité, un instant amusée avec des chimères, s'abattait bientôt et ne laissait à l'âme que le sentiment amer du vide. Le néant de l'âme agité par des rêves, n'est-ce pas là le caractère de cette génération à la fois enthousiaste et sceptique, métaphysique et sentimentale, faible de volonté, violente de pas

sions, pleine de contradictions et de caprices, dédaignant l'action et périssant par l'oisiveté, que Werther nous représente dans un relief si saisissant?

Mais pourquoi essayer de rendre compte de cette situation morale? Personne ne l'a mieux décrite que Goethe lui-même, dans cette page de ses Mémoires dont nous empruntons la traduction vivante et animée à M. Philarète Chasles. Nulle part, le mal de la vie n'a été plus finement analysé. Goethe, c'est Werther, jusque dans ses souffrances, jusque dans la tentation du suicide. Mais Werther, c'est plus qu'un homme, c'est toute une génération : « Au milieu d'études stériles, privé de mobile et d'excitation, je traînais une vie languissante. Il me semblait que le but de ma vie n'était pas atteint; et mon orgueil se révoltait contre une destinée sans rapport avec mes désirs, contre une existence sans but et sans honneur. La connaissance intime et le goût de la littérature anglaise que je n'avais point cessé d'approfondir augmentait encore l'intensité de mes tristes méditations. Dans la plus heureuse situation imaginable, il arrive que le défaut d'activité, joint à un vif désir d'action, nous précipite vers le besoin de la mort, nous donne soif du néant. Nous demandons alors à l'existence beaucoup plus qu'elle ne peut nous donner; et ces impôts exor

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