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NOUVELLES

ÉTUDES MORALES.

PREMIÈRE ÉTUDE.

DU SUICIDE

DANS SES RAPPORTS AVEC LA CIVILISATION.

J'inscrirai, dès les premières lignes de cette étude, un chiffre qui, à lui seul, en fera comprendre l'intérêt. Une statistique modérée porte à près de trois cent mille le nombre des suicides accomplis ou tentés en France depuis le commencement du siècle jusqu'en 1850. Se fait-on une juste idée de cette nécropole, aussi peuplée qu'une des villes les plus florissantes du monde?

Rien de plus simple que la question de la mort volontaire, si on la considère au point de vue du simple devoir, non compliqué de paradoxe ou de passion. La question est plus difficile si l'on veut sortir de la thèse morale, qui devient aisément

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vulgaire ou déclamatoire, si l'on veut pénétrer dans la psychologie douloureuse du suicide, scruter les influences générales, les causes particulières, les occasions qui ont pu l'emporter sur l'horreur naturelle de la mort, et déterminer l'homme, malgré ses vives répugnances, à cet acte désespéré. Il ne nous arrive pas de lire un seul de ces récits de suicide, auxquels la presse donne une publicité si périlleuse, sans que nous fassions effort pour nous représenter le drame des dernières heures et des décisions suprêmes. Nous essayons de reconstruire, avec quelques lignes de nécrologie banale, toute cette existence si fatalement terminée. Nous voudrions pénétrer les secrets de cette pauvre âme qui s'est jetée en proie, faire au juste la part de sa liberté en même temps que celle des influences mauvaises qu'elle a respirées, et, sans excuser l'inexcusable par de molles complaisances, marquer la responsabilité qui revient aux idées fausses, aux paradoxes malsains, aux systèmes déplorables qui sont comme les courants empoisonnés de l'atmosphère sociale.

Ce qu'il est fort difficile de faire avec exactitude pour un fait isolé, il est possible de le réaliser dans la mesure d'une précision suffisante pour un certain nombre de faits, groupés selon la loi des analogies. La psychologie emprunte ici de précieu

ses lumières à la statistique. C'est ce que M. Brierre de Boismont a parfaitement compris en écrivant ce livre du Suicide et de la Folie-Suicide, qui nous fournit de curieux documents pour cette étude1. Cet ouvrage est rempli de chiffres, mais de chiffres intelligents, de ces chiffres qui veulent dire et qui disent quelque chose. M. de Boismont, médecin distingué, a étudié ce problème du suicide contemporain avec une curiosité émue et un zèle infatigable, qui nous ont valu de riches matériaux. Une magistrature éclairée n'a pas hésité à lui ouvrir les archives du parquet de Paris, et c'est à cette libéralité exceptionnelle, mieux encore qu'à sa profession, que M. de Boismont a dû de si nombreuses et de si exactes informations, trésor funèbre, d'un prix inestimable pour la philosophie qui tient compte du corps, comme pour la médecine qui croit à l'âme. C'est grâce à ces quatre mille cinq cent quatre-vingt-quinze dossiers, consultés avec ardeur, analysés dans leurs parties les plus curieuses et donnant matière à des rapprochements du plus vif intérêt, que l'auteur a pu écrire les deux chapitres les plus considérables et les plus nouveaux de son livre, l'un consacré à l'exposé des causes prédisposantes et

1. Du Suicide et de la Folie-Suicide, par A. Brierre de Boismont, docteur en médecine de la faculté de Paris.

déterminantes du suicide; l'autre à l'analyse des derniers sentiments exprimés par les suicidés dans leurs écrits. La lecture de ces deux chapitres est une des plus instructives et en même temps des plus navrantes que l'on puisse faire sur le sujet qui nous occupe. On pensera, en les lisant, que ce n'est là ni une pure spéculation de philosophe, cherchant a priori les causes probables ou possibles du suicide, ni la fantaisie lugubre d'une imagination déréglée, exploitant la Morgue au profit d'un intérêt équivoque. On se souviendra que c'est un compte rendu exact, authentique, écrit sur des procèsverbaux impassibles. Voilà ce qu'il faudra penser en lisant ces pages où la statistique s'élève à de si hautes leçons, et peut-être l'on frémira.

Nous avons conçu le sujet à notre manière. Mais sans les secours que M. de Boismont a mis si libéralement à notre disposition, il nous eût été impossible d'amener cette étude à ce degré d'exactitude et de précision que nous voudrions lui donner.

I

Un des points de vue les plus intéressants et peut-être le plus utile de tous dans la question du suicide, est l'étude de ses rapports avec les formes

diverses de la civilisation. Il y a des pays et des siècles tristement privilégiés, où le suicide se multiplie dans des proportions effrayantes. Il y a des contrées, au contraire, et des temps où la mort volontaire devient un crime tout à fait rare et presque monstrueux. A quoi tient cette différence ? La douleur est partout; elle ne change pas avec les degrés de longitude non plus qu'avec les époques. Elle est à peu près toujours la même, variant d'expression et d'aspect, non d'intensité, et frappant sans relâche sur le cœur humain. Les passions, qui sont l'éternel aliment de la souffrance, ne changent guère non plus c'est l'amour et son délire, l'orgueil et ses exaltations trompées, la jalousie et ses tortures. Comment donc se fait-il que les mêmes causes, éternellement subsistantes, ne produisent pas toujours le même résultat? On a voulu réduire toute la question à une question de climat. On a dit, par exemple, que si l'Angleterre est la terre classique du suicide, cela tient au brouillard qui porte à la mélancolie, tandis que le suicide est très-rare chez les peuples du midi, l'air qu'on y respire faisant aimer la vie. Explication bien insuffisante et qui ne rendrait pas compte de ces holocaustes humains dont les bords du Gange ont été si souvent le théâtre. Je ne sache pas non plus que le suicide soit en honneur chez ces peuples relégués aux extrémités glacées du pôle, là où le

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