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tion de l'école stoïcienne du suicide. Aussi voit-on se multiplier, à cette époque, les morts volontaires, presque toutes frappées à l'effigie antique. M. Bourquelot, dont nous abrégeons à regret les curieuses recherches, cite entre autres le neveu du comte de Peterborough, Philippe Mordaunt, qui se tua au sein même du bonheur; Richard Smith, qui en fit autant après avoir perdu toute sa fortune; Charles Blount, traducteur de la vie d'Apollonius de Tyane, qui se perça d'un couteau pour ne pas succomber à une passion criminelle; Bonaventure des Périers, l'auteur du Cymbalum mundi, qui s'enferra de son épée dans un moment de désespoir; Jérome Cardan, mathématicien et philosophe célèbre, qui avait prédit l'époque de sa mort, et qui, pour ne pas recevoir de démenti de la nature, la força à lui obéir en mourant de faim. Un trépas presque antique est celui de Philippe Strozzi, ce Romain égaré au seizième siècle. Fait prisonnier par le grand-duc Côme Ier, son ennemi, et accusé d'avoir pris part à l'assassinat du duc Alexandre Ier, il préféra se tuer plutôt que de s'exposer à révéler, dans la torture, le nom de ses amis: « Si je n'ai pas su vivre, dit-il, du moins je saurai mourir. Son testament porte l'empreinte de la fierté républicaine et des réminiscences classiques « Au Dieu libérateur ! Pour ne pas rester plus longtemps au pouvoir de mes barbares enne

mis, qui m'ont injustement et cruellement emprisonné, et qui peuvent me contraindre, par la violence des tourments, à révéler des choses nuisibles à mon honneur, à mes parents, à mes amis; moi, Philippe Strozzi, j'ai pris la seule résolution qui me restait, toute funeste qu'elle me paraisse pour mon âme, la résolution de mettre fin à ma vie de mes propres mains. Je recommande mon âme à la souveraine miséricorde de Dieu, et je le prie humblement, à défaut d'autre grâce, de lui accorder, pour son dernier asile, le séjour où habitent les âmes de Caton d'Utique, et des hommes vertueux qui ont fait une semblable fin. » Tout l'esprit du seizième siècle a passé dans ces dernières paroles.

Le dix-septième siècle est une époque relativement calme, où la vie se régularise, où s'apaisent les ardeurs fiévreuses du siècle précédent. Les croyances, un instant ébranlées, se rétablissent dans les âmes. La philosophie spiritualiste ajoute aux espérances de la foi celles de la raison. Les inquiétudes du seizième siècle se pacifient; c'est un siècle organique, et ces époques privilégiées de l'histoire ont un caractère de solide grandeur et de paix animée qui se concilie mal avec les maladies morales dont le suicide est le terme. C'est au dix-huitième siècle, et surtout au déclin du siècle qu'à la veille d'un monde nou

veau, les inquiétudes se réveillent, des pressentiments agités parcourent l'Europe et la conscience humaine, touchée d'un indéfinissable malaise, se tourmente dans les impatiences et les langueurs d'une attente passionnée. Ce mal sans nom, et qui n'est que l'éveil confus de l'esprit moderne, va produire une école nouvelle de suicide. L'âge de Werther commence.

II

La maladie de Werther, qu'on a si souvent appelée le mal du siècle, est une maladie complexe. Il s'y rencontre un peu de tous les éléments humains, et chaque faculté de l'âme y apporte son tribut : c'est l'imagination stérilement active et se tourmentant dans le vide; c'est la volonté avec ses misères, ses défaillances, ses troubles; c'est la sensibilité aux prises avec d'irréalisables désirs. C'est toujours et surtout une sorte de mélancolie amoureuse d'elle-même. Cette tristesse, d'un genre tout particulier, est née du christianisme sans doute, mais d'un christianisme altéré par des sentiments tout modernes. Au fond du caractère de Werther et des innombrables personnages qu'il a inspirés, vous rencontrerez la double influence d'une sorte de poésie rêveuse qui se dé

tourne de l'action, et d'un scepticisme vaniteux qui aime à se replier sur lui-même dans une véritable idolâtrie.

Je voudrais définir avec quelque soin ce sentiment nouveau de la mélancolie passionnée, jouissant de sa douleur même, savourant ses blessures, chérissant et caressant sa souffrance secrète. Nous ne rencontrons presque rien de pareil dans l'antiquité, rien d'analogue dans la littérature du dix-septième siècle.

L'esprit antique avait sa tristesse, mais c'était, si on peut le dire, une tristesse épicurienne, née de la satiété, et regrettant que la jouissance, toujours renouvelée, ne durât pas une éternité. A part la mélancolie exceptionnelle du philosophe Héraclite, à part aussi quelques notes mystérieuses échappées à l'âme de quelques poëtes tels qu'Eschyle, Pindare, Lucrèce et Virgile, les Romains,' comme les Grecs, épris des biens de la terre, ne se plaignaient guère que de la brièveté de la vie et du rapide passage de la prospérité. Saisissons l'heure présente; nous ne savons pas ce que l'heure prochaine nous apportera de trouble et d'ennui; jouissons la mort peut venir, qui · flétrira ces couronnes de fleurs sur nos têtes. Ainsi chantait Anacréon; ainsi chantait Horace.

Le christianisme apprit au monde une mélancolie plus digne, plus élevée, plus féconde en

grandes pensées : c'est celle qui s'inspire dans le sentiment profond du néant de la vie en face de l'éternité, du néant de l'homme en face de Dieu. L'idée de l'infini, une fois éveillée dans l'âme hu-. maine, ne lui laissera plus de repos ni de paix. Une inquiétude étrange poursuivra l'homme jusque dans ses joies, et tout le bonheur de cette terre ne suffira pas à remplir la capacité de ses désirs, s'il a une seule fois goûté cette ivresse sacrée. Il y a donc dans le christianisme le germe d'une immortelle tristesse, et toute la littérature, toute la philosophie chrétienne en a ressenti l'influence. Cette religieuse tristesse, elle respirait déjà dans les psaumes des Hébreux, dans le livre de la Sagesse, dans le livre de Job surtout. Elle marque d'une ineffaçable empreinte chaque page des Pères de l'Église. Elle anime la littėrature du dix-septième siècle, la plus haute éloquence comme la plus haute poésie. C'est elle qui dictait à Corneille ces stances où Polyeucte, au seuil de l'éternité, jette l'anathème du martyr aux voluptés du monde. Elle inspirait Pascal écrivant ces incomparables Pensées qui renferment l'infini dans une phrase. Elle empreint la grande parole de Bossuet d'une poésie presque lyrique. Mais remarquons-le bien au fond de la mélancolie chrétienne, il y a des idées positives et précises, qui soutiennent l'âme et qui la dirigent:

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