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Il y a un mystère psychologique dans cette tristesse violente et prolongée, sans trêve, sans répit, même aux plus beaux jours de la gloire qui vint éclairer d'un si vif rayon ce front méditatif, sans y dissiper le nuage éternel. En lisant attentivement la correspondance de Félicité de Lamennais avec son frère Fabbé Jean, on est bien près de deviner cette irritante énigme..

Il y eut d'abord, comme causes prédisposantes, ce tempérament maladif qui explique bien des choses, cette vivacité fébrile dont on nous a parlé, cette humeur fantasque, irritable, ces accès de colère terribles qui dès l'enfance se terminaient par des évanouissements, cette longue inaction rêveuse qui le retint pendant presque toute sa jeunesse, avant l'heure de sa vocation, sous les arbres de la Chênaie, lisant au hasard, travaillant sans but, plongé dans un océan d'amertumes et d'incertitudes. La note habituelle est celle d'un désenchantement précoce, sans affectation, et d'une sincérité navrante: « Je ne me sens aucun désir, ni de vie, ni de mort, ni de joie, ni de douleur. Tout m'est bon, parce que tout m'est, ce me semble, également indifférent. La vue de ces champs qui se flétrissent, ces feuilles qui tombent, ce vent qui siffle et qui murmure, n'apportent à mon esprit aucune pensée, à mon cœur aucun sentiment. Tout glisse sur un fond d'apathie stupide et amère.

Cependant les jours passent, et les mois, et les années emportent la vie dans leur course rapide !... Au reste, tout ce qui est réflexion n'est point de mon état habituel qui me paraît être en ce moment une résignation sèche et tranquille.... Il semble que le jour ne se lève que pour me convaincre de plus en plus de ma parfaite ineptie. Je ne saurais ni étudier, ni compter, ni agir, ni ne rien faire. Cette incapacité absolue me tranquillise un peu sur l'inutilité de ma vie. Je ne puis ni enfouir ni faire valoir un talent que je n'ai point reçu. A quoi suis-je bon? à souffrir; ce doit être ma façon de glorifier Dieu. Je te verrais avec plaisir, et toutefois je ne sens aucun désir de te voir, ni toi, ni aucune créature. Dieu seul, Dieu seul!» (La Chênaie, 1811).

Ce cri même vers celui qui seul pouvait remplir le vide de son âme et de sa vie, cet espoir des consolations mystiques, n'était-ce pas une dernière illusion? J'ai parlé plus haut de la vocation de M. de Lamennais. J'aurais dù dire sa vocation trompeuse. Ce fut là, je n'en doute pas, la cause secrète des troubles maladifs de sa jeunesse. Ce fut le supplice de son âge mûr. En se faisant prê tre, M. de Lamennais céda à un entraînement fatal d'imagination et à la complicité funeste d'influences, de conseils et de prières dont la source était haute et pure, mais qui jetèrent sa vie dans une

voie fausse où il s'engagea avec une fougue excessive et d'où il se retira avec une égale violence. C'est là l'explication vraie de ce mystère psychologique qui a étonné ses contemporains.

Il faut suivre, dans la correspondance, la trace de ses hésitations, de ses perplexités avant la décision suprême, plus tard de son désespoir au moment où l'acte définitif s'accomplit, où il sent l'irréparable commencer pour lui. Il lui échappe des aveux significatifs, que nous n'avons qu'à recueillir pour en composer le poëme le plus douloureux,un poëme, si ce n'était une vie même, un cœur déchiré que nous avons sous les yeux.

Ce n'est qu'en 1811, à l'âge de vingt-neuf ans, qu'il reçoit les ordres mineurs. L'exemple de son frère, l'isolement, le sentiment assez vif de légères infirmités, la lecture perpétuelle des livres ascétiques, l'inaptitude à la vie pratique, tout semblait le pousser insensiblement vers l'état sacerdotal. Un effroi secret l'en éloignait. Il s'écoula plusieurs années sans qu'il pût se résoudre à passer outre et à dire le mot suprême qui devait l'engager sans retour. Ce qui le décida, ce furent les longs entretiens qu'il eut à Londres, où il s'était réfugié pendant les Cent-Jours, avec un admirable prêtre, M. Carron', dont l'exemple, les vertus, la piété

1. Nous écrivons ce nom autrement qu'on ne l'écrit d'ordinaire et comme l'écrivait M. de Lamennais.

étaient, à ce qu'il paraît, irrésistibles, et qui ne se trompa sans doute qu'une fois, mais gravement, lorsqu'il voulut attacher à l'Église par des liens indissolubles cette âme née rebelle. Quelle grave responsabilité, même pour la sainteté, que l'initiative d'une pareille entreprise, cette sorte de contrainte morale qu'un zèle, trompé par son ardeur même, exerce sur une liberté hésitante! - Ici il faut citer. Aucun commentaire ne vaut l'impression directe de pareils témoignages: « Me voici donc maintenant, écrit M. de Lamennais à son frère, grâce à mon bon et tendre père (l'abbé Carron), irrévocablement décidé. Jamais je ne serais sorti de moimême de mes éternelles irrésolutions; mais Dieu m'avait préparé en ce pays le secours dont j'avais besoin; sa providence, par un enchaînement de grâces admirable, m'a conduit au terme où elle. m'attendait; pleine d'amour pour un enfant rebelle, pour le plus indigne des pécheurs, elle m'arrache à ma patrie, à ma famille, à mes amis, à ce fantôme de repos que je m'épuisais à poursuivre, et m'amène aux pieds de son ministre pour y confesser mes égarements et m'y déclarer ses volontés.... Honte, confusion, humiliation profonde au misérable qui si longtemps a fui devant son divin Maître, et avec une horrible obstination s'est refusé au bonheur de le servir! Hélas! en ce moment même, je ne le sens que trop, si ma volonté

tout entière n'était pas entre les mains de mon père bien-aimé, si ses conseils ne me soutenaient pas, si je n'étais pas complétement résolu à obéir sans hésiter à ses ordres salutaires, oui en ce moment même je retomberais dans mes premières incertitudes et dans l'abîme sans fond d'où sa main charitable m'a retiré. » (Londres, 27 août 1815).

Ce moment de joie, bien que déjà mêlé de restriction, est le premier et le seul; quelque jours après la note a bien changé. Un vif sentiment d'ap-· préhension, d'amertume même, perce à travers la résolution inflexible: « Sans M. Carron je n'eusse jamais pris le parti auquel il m'a déterminé; trop de penchants m'entraînaient dans une autre route. Aujourd'hui même je ne saurais penser à la vie tranquille et solitaire des champs, à nos livres, à la Chênaie, au charme répandu sur tous ces objets, auxquels se rattachent tous mes désirs et toutes mes idées de bonheur ici-bas, sans éprouver un serrement de cœur inexprimable et quelque chose de ce sentiment amer qui faisait dire à ce roi dépossédé Siccine separat amara mors! Mais enfin il faut tout vaincre en renonçant à tout. » (Londres, 12 septembre 1815.) Un mois plus tard: « En me décidant, ou plutôt en me laissant décider par le parti qu'on m'a conseillé de prendre, je ne suis assurément ni ma volonté ni mon inclination. Je

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