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C'est ce qu'a fait Boileau dans son épître sur le Passage du Rhin, le plus beau morceau épique que nous ayons en notre langue, quand il a dit 1:

Au pied du mont Adule, entre mille roseaux,

Le Rhin tranquille et fier du progrès de ses eaux,
Appuyé d'une main sur son urne penchante
Dormait au bruit flatteur de son onde naissante,
Lorsqu'un cri tout à coup suivi de mille cris.
Vient d'un calme si doux retirer ses esprits.

Vous voyez que le voilà au fort de l'action, et il n'a rien expliqué de ce qui précédait; de sorte que tout ce que vous recommandent les poétiques sur l'exposition se réduit à cette vérité banale, qu'il faut que tout soit compris du lecteur. Vous m'avouerez que ce n'est pas la peine de faire une règle pour donner un précepte pareil.

Certainement, il est fort inutile de faire une loi que nous restons libres de transgresser. Mais le nœud, mais le dénoûment, continua Fontanes, vous ne direz pas que ce soient des inutilités.

Non, certes: seulement ces mots, comme tant d'autres empruntés aux anciens et dont nous avons modifié le sens selon nos habitudes, nous donnent souvent des idées très-différentes ou même toutes contraires quand nous ne les analysons pas exactement. Aristote avait appelé détis, lien, et nous avons nommé nœud tout ce qui se trouve dans l'ouvrage depuis l'entrée en matière jusqu'à la catastrophe finale. Celle-ci, il l'avait nommée λúsic, solution, et nous disons dénoúment, comme si l'action tout entière étant représentée sous la forme d'un nœud plus ou moins compliqué, elle se dénouait à la fin, en mettant chacun dans sa position définitive. A la place de ces mots élégants, mais métaphoriques,

1. Épître IV, v. 39.

2. Poet., c. 17, n°1. 3. Poet., ibid.

et par cela même trompeurs, mettons-en d'autres qui seront pris dans leur sens propre et nous apporteront ainsi des idées bien plus nettes. Le nœud ne sera plus que la suite des événements du poëme, et le dénoûment n'en sera que l'événement final, celui qui met un terme à tous les autres.

Considérés par rapport à la disposition plus ou moins babile, ces événements peuvent venir l'un après l'autre, sans aucune liaison entre eux. Ils forment alors une succession fortuite, ou une suite disséminée. Rien n'est assurément plus contraire à l'idée que nous donne aujourd'hui le mot de nœud.

Les événements peuvent aussi se faire naître les uns les autres, et s'enchaîner en quelque sorte si bien, qu'aucun d'eux ne puisse être supprimé que l'édifice entier ne croule. C'est ce que j'appellerai volontiers une suite continue ou enchaînée.

Enfin, ils peuvent être disposés de telle sorte qu'en se faisant naître mutuellement, ils se mêlent, se croisent, s'enchevêtrent, et engendrent de nouveaux incidents qui n'étaient nullement attendus et qui sont d'autant plus intéressants; c'est ce qu'on appelle proprement l'intrigue d'un ouvrage, et que, pour conserver le même terme que tout à l'heure, j'appellerai une suite intriguée.

De ces trois arrangements, les deux derniers méritent seuls le nom de noud; la première manière ne noue et ne dénoue rien du tout. Les faits sont jetés au hasard; la fin vient quand il plaît à l'auteur, qui ajoute, qui retranche selon son caprice: peu importe; l'intérêt est si faible que personne ne songe à lui en demander compte.

Bien, s'écria Campenon; nous sommes tous d'accord avec vous sur ce principe: seulement cette suite disséminée, où la trouvez-vous, si ce n'est dans quelques poëmes épisodiques?

Ah! mon cher monsieur, nous jugeons bien différem

ment l'un et l'autre, et je pourrais vous citer chez les modernes bien des poëmes où il n'y a pas autre chose. J'aime mieux vous montrer que cette marche décousue et sans ordre est précisément celle des poëmes anciens, surtout de ceux d'Homère. Dans l'Iliade en particulier, que trouvonsnous? Le voici :

Achille insulté par Agamemnon se retire dans sa tente. Thétis demande à Jupiter de venger son fils. Jupiter rend les Troyens vainqueurs des Grecs, qui implorent le fils de Pélée sans pouvoir le fléchir. Patrocle, touché des maux de sa patrie, obtient la permission de revêtir les armes d'Achille et de combattre les Troyens. Il est tué par Hector. Alors Achille, pour le venger, revient au combat et tue à son tour le meurtrier de son ami.

C'est là toute l'histoire, et l'on voit dans quel sens Boilean a pu dire1:

Le seul courroux d'Achille avec art ménagé
Remplit abondamment une Iliade entière.

Mais il n'a pas ajouté, et il l'aurait peut-être bien dû faire, que ce que j'ai appelé la marche continue ou la suite enchainée du poëme n'en forme qu'une très-petite partie. Elle occupe à peine cinq chants sur les vingt-quatre dont l'Iliade se compose1; c'est un cinquième environ. Le reste appartient à cette suite disséminée dont les parties peuvent également y être et n'y être pas. On y trouve, par exemple, l'ordre de départ donné aux Grecs sans autre intérêt que de les faire gourmander par Ulysse et par Agamemnon; le catalogue des navires; le combat de Ménélas et de Pâris; les combats des héros des deux armées; le combat d'Hector et d'Ajax; le sommeil de Jupiter; les succès variés des Grecs et des Troyens; l'expédition de Diomède et d'Ulysse, et l'enlè

1. Art poét., chant III, v. 253.

2. Le chant I, où la querelle est exposée; le chant XVI, où Patrocle vient combattre; le XVII, où il est tué; les XIX et XXII chants, où Achille revient au combat et tue Hector.

vement des chevaux de Rhésus; les jeux célébrés en l'honneur de Patrocle; enfin le rachat d'Hector et les lamentations des Troyens1: c'est-à-dire que les quatre cinquièmes du poëme sont des parties épisodiques et pourraient être supprimés sans que l'action principale en souffrit.

Il est sûr, remarqua Parny, que ce n'est pas par la rapidité que brille Homère.

- Sans doute; et pourtant il serait fort injuste de lui en faire un reproche. C'était l'usage de son temps qui ne concevait pas un autre système dans la composition d'un poëme. Peutêtre même devons-nous plutôt nous féliciter de ce défaut, qui nous a procuré une multitude de renseignements historiques et curieux. Mais au point de vue de l'art, de l'arrangement plus ou moins habile des faits, il est certain que nous concevons aujourd'hui quelque chose de bien supérieur à la suite disséminée des événements de l'Iliade; c'est la suite enchaînée et intriguée d'un roman bien composé. Cet élément est si important qu'il suffit souvent tout seul au succès d'un livre, et que, en l'introduisant dans un poème, on en rendrait aussitôt la lecture attachante.

Une épopée attachante, me direz-vous; quel miracle! Et, en effet, il n'y a peut-être pas, excepté le Tasse et l'Arioste, de poëte épique qui ait donné à cette partie le soin qu'elle mérite. « L'intrigue, dit avec raison Marmontel', a été jusqu'ici la partie la plus négligée du poëme épique, tandis que, dans la tragédie (et plus encore, selon moi, dans la comédie et dans le roman), elle s'est perfectionnée de plus en plus. On a osé se détacher de Sophocle et d'Euripide; mais on a craint d'abandonner les traces d'Homère. Virgile l'a imité et on a imité Virgile. » C'est donc à l'intrigue du poëme, c'est-à-dire à l'arrangement

1. Voyez successivement, dans l'Iliade, les chants II à X; XX, XXIII et XXIV.

2. Encycl. méthod., mot Épopée.

bien ordonné des événements, à leur liaison bien établie, à leur succession serrée et nécessaire que le poëte devra trèscertainement ses succès et l'amitié de ses lecteurs. Si d'ailleurs il a les qualités requises pour son travail, si les caractères sont bien tracés, si les passions sont peintes au naturel, si le style pur et correct est en même temps animé et harmonieux, ne doutons pas qu'il n'obtienne au jugement des vrais critiques (je ne parle pas des érudits toujours éblouis de l'antiquité et pétrifiés dans leur idolâtrie) un succès bien supérieur à celui des épiques les plus célèbres. On vantera peut-être ceux-ci dans les classes; lui, on le lira sans cesse et partout, toto legetur in orbe, comme dit Martial'.

- Il est vrai, dit Dumesnil, que je n'ai pas songé du tout à cette ordonnance serrée des faits et à cette dépendance qui les retient tous entre eux.

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- Ni moi non plus, » dirent-ils tous. Et Théveneau continuant : « Citez-nous, dit-il, un poëme dont l'arrangement satisfasse, selon vous, à la condition que vous exigez, et qui nous semble en effet avoir cette qualité.

- Si je voulais nommer un poëme épique, je n'aurais guère à vous indiquer dans ce genre que la Jérusalem délivrée dont l'analyse serait beaucoup trop longue. Je ne prendrai pas non plus un poëme héroï-comique, comme le Lutrin; vous me diriez que je change encore la question. Je vous ferai connaître le roman d'Yseult de Dóle, fort peu

1. Epigramm., VI, 64, v. 25.

2. Yseult de Dôle, chronique du vir siècle, par le très-véridique archevêque Turpin. 2 vol. in-12. Paris, 1823.-L'auteur, qui a gardé l'anonyme, est, si ma mémoire ne me trompe pas, M. Dusillet, ancien maire de Dôle. Quel qu'il soit, j'ai gardé de son roman un souvenir d'autant plus durable que, l'ayant lu en 1825 et 26, il a changé presque complétement mes idées sur le poëme épique; il m'a fait voir comment on pouvait réunir dans un

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