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Ils montent sans différer, s'asseoient, et, rangés avec ordre, frappent les flots de leurs rames. Le port s'éloigne, la hauteur du rivage décroît, nous approchons de la terre des Cyclopes, hommes arrogants, injustes, et qui, se fiant au hasard, ne plantent ni ne sèment, et se nourrissent des fruits que la terre produit d'elle-même. Tout y vient sans culture, le froment, l'orge, les vignes les pluies et la chaleur les font croître et mûrir. Ils ne tiennent point d'assemblée nationale, ne connoissent point de lois ; ils n'observent aucune règle de police. Ils habitent sur le haut des montagnes ou dans des cavernes profondes; chacun y gouverne sa famille et règne souverainement sur sa femme et sur ses enfants, sans se mettre en peine des autres.

quand le soleil pencha vers son déclin, nous fûmes enfoncés, et les Ciconiens eurent l'avantage sur les Grecs. Chacun de nos vaisseaux perdit six hommes, le reste se sauva, et nous nous éloignâmes précipitamment d'une plage qui nous avoit coûté tant de sang. Quand nous fùmes en pleine mer, nous nous arrêtâmes, et nous ne partîmes qu'après avoir prononcé tristement et à haute voix le nom de ceux de nos compagnons qui étoient tombés sous le fer des Ciconiens. Cette funèbre cérémonie finie, nous dirigeâmes notre marche vers Ithaque. Jupiter alors fit souffler un vent de Borée très violent: la tempête devient furieuse, d'épais nuages nous cachent la terre et la mer, la nuit tombe en quelque sorte du ciel sur nos navires; ils sont poussés dans mille sens contraires, et ne peuvent tenir de route Proche du port, et à quelque distance du conticertaine. Les vents déchaînés déchirent nos voiles: nent, on trouve une île couverte de grands arbres nous nous pressons de les baisser, de les plier pour et pleine de chèvres sauvages. Elles n'y sont point éviter la mort, et à force de rames nous gagnons épouvantées par les chasseurs, qui, s'exerçant ailune rade sûre et bien abritée. Nous y demeurâmes leurs à poursuivre des bêtes fauves dans les bois et deux jours et deux nuits, accablés de travail et d'af- sur les montagnes, ne vont jamais dans cette île infliction; mais le troisième, dès l'aurore, nous éle- habitée. On n'y voit donc ni bergers ni laboureurs. vâmes les mâts, nous étendimes nos voiles bien ré- Tout y est inculte, et sans autres habitants que ces parées, et nous nous remîmes en mer. Les pilotes, troupeaux bêlants. Les Cyclopes ne peuvent point à l'aide d'un vent favorable, prirent la route la s'y transporter, parce qu'ils n'ont ni vaisseaux ni plus certaine et la plus courte. Je me flattois d'ar- constructeurs qui sachent en bâtir pour aller dans river bientôt, quand je me vis encore contrarié d'autres pays, comme tant de peuples qui traverpar les courants et par le souffle impétueux de Bo- sent les mers, et vont et viennent pour leurs afrée. En doublant le cap de Malée, je fus jeté loin faires. S'ils avoient eu des vaisseaux, ils se seroient de l'île de Cythère, et durant neuf jours je me vis emparés de cette île, car le sol n'en est pas maule jouet de cette seconde tempête. Le dixième, nous vais, et, dans la saison, il peut porter toutes sorabordâmes au pays des Lotophages, ainsi appelés tes de fruits. Il y a des prairies grasses et fraiches parce qu'ils se nourrissent du fruit d'une plante qui s'étendent le long du rivage; les vignes y connue dans leur pays. Nous y mîmes pied à terre, seroient excellentes, on recueilleroit dans son et y puisâmes de l'eau. Mes compagnons dinèrent temps de gros épis de blé : tout y annonce la fersur le rivage proche de nos vaisseaux. Quand ils tilité. Elle a de plus un port sûr et commode; les eurent satisfait à ce besoin, j'en choisis deux avec câbles y sont inutiles: il n'y faut point jeter l'ancre, un héraut, que je chargeai d'aller reconnoître le ni y retenir les vaisseaux par de longues cordes. terrain et les hommes qui l'habitoient. Ils nous Ils y demeurent jusqu'à ce que les pilotes veuillent quittent, et se mêlent avec les Lotophages. Ce peu-les en faire sortir, ou que l'haleine des vents les ple ne leur fit aucun mal, mais il leur donna à goûter du fruit du lotos. Ceux qui en mangèrent ne songeoient plus à venir nous joindre; ils oublioient jusqu'à leur patrie, et vouloient rester avec ces nouveaux hôtes, afin d'y vivre d'un fruit qui leur paroissoit si délicieux. Je les contraignis de revenir: malgré leurs larmes, je les fis monter sur les vaisseaux; et, pour prévenir leur désertion, on les y attacha aux bancs des rameurs. Je commandai à mes autres compagnons de se rembarquer promptement, de peur que quelqu'un d'entre eux, venant à goûter de ce lotos, ne voulût nous abandonner.

en chasse.

A l'extrémité du port coule une eau très pure : sa source est dans un antre que des peupliers environnent. Nous abordâmes dans cet endroit sans l'avoir découvert. Un dieu nous y conduisit à travers les ténèbres de la nuit; nos vaisseaux étoient entourés d'une épaisse obscurité : la lune, enveloppée de nuages, ne jetoit point de lumière. Aucun de nous n'avoit aperçu cette île, et ce fut dans le port même que nous entendimes le bruit des flots, qui, après avoir frappé le rivage, revenoient sur eux-mêmes en mugissant. Dès que nous nous sentons en lieu de sûreté, nous plions les

voiles, nous descendous sur la rive, nous y dor- | plie d'un vin délicieux. Il m'avoit été donné par mons jusqu'au jour. Le lendemain, l'aurore à peine Maron, fils d'Évanthès et prêtre d'Apollon, qu'on levée, nous regardons l'île, et nous la parcourons, révère dans Ismare. Par respect et par esprit de tout étonnés de sa beauté. Les Nymphes, filles de religion, j'avois épargné ce pontife, sa femme Jupiter, firent partir devant nous des chèvres sau- ses enfants, et empêché qu'on ne profanât le bois. vages par troupeaux. Ce fut une ressource dont consacré à Apollon, et qu'on ne pillât la demeure mes compagnous ne tardèrent pas à profiter. Ils du ministre de ses autels. Il me fit présent de cet volent chercher leurs arcs et leurs flèches, suspen- excellent vin par reconnoissance, et il y ajouta dus dans les vaisseaux ; et, nous étant partagés en sept talents d'or, une belle coupe d'argent, remtrois bandes, nous nous mettons à les poursuivre. plit douze grandes urnes de ce breuvage délicieux, Les dieux rendirent notre chasse heureuse. Douze et en fit boire abondamment à mes compagnons. vaisseaux me suivoient je pris neuf chèvres pour Aucun de ses esclaves, aucun même de ses enfants chacun d'eux; mes compagnons en choisirent dix ne connoissoit l'endroit où il étoit renfermé; lui pour le mien. Nous passâmes toute la journée à seul, avec sa femme et la maitresse de l'office, en boire et à manger. Le vin ne nous manquoit pas avoit la clef. Quand on en buvoit chez lui, il y encore : nous en avions rempli de grandes cruches mettoit vingt mesures d'eau, et la coupe exhaloit quand nous pillâmes la ville des Ciconiens. encore une odeur céleste qui parfumoit toute la maison. Aussi ne pouvoit-on résister au plaisir et au desir de boire de cette liqueur, quand on l'avoit goûtée.

Nous découvrions aisément la terre des Cyclopes, qui n'étoit séparée de nous que par un petit trajet; nous voyions la fumée qui sortoit de leurs cavernes, et nous entendions le bêlement de leurs troupeaux de brebis et de chèvres.

Cependant le soleil se couche : nous passons la nuit à terre, sur le bord de la mer. Quand l'aurore parut, j'assemblai mes compagnons, et je leur dis Mes amis, attendez-moi ici; avec un seul de mes vaisseaux je vais reconnoître la terre qui est si près de nous, et les hommes qui habitent cette contrée. Je vais m'assurer s'ils sont inhumains et injustes, ou s'ils craignent les dieux et s'ils exercent l'hospitalité.

J'en pris une outre bien pleine, et je l'emportai avec quelques autres provisions, car j'avois une sorte de pressentiment que l'homme que j'allois chercher étoit d'une force prodigieuse, et qu'il méconnoissoit également toutes les lois de l'humanité, de la justice et de la raison. En peu de temps nous arrivons dans sa caverne. Il n'y étoit pas, il avoit mené ses troupeaux aux pâturages.. Nous entrons dans son antre, nous le visitons, et nous y trouvons tout dans un ordre admirable. Des corbeilles pleines de fromages, des bergeries remplies d'agneaux et de chèvres, mais séparées et différentes pour les différents âges et les différents animaux : d'un côté étoient les petits, de l'autre les plus

naître. De grands vases étoient pleins de lait caillé. Tout étoit rangé, les bassins, les terrines déja disposés pour traire les troupeaux quand il les ramèneroit du pâturage.

Aussitôt je monte sur mon vaisseau : mes compagnons me suivent; ils délient les câbles, s'asseoient sur les bancs et font force de rames. Lorsque nous fûmes arrivés près d'une campagne peu éloi-grands, d'un autre ceux qui ne faisoient que de gnée, nous aperçûmes dans l'endroit le plus reculé, assez près de la mer, une caverne profonde, et entourée de lauriers épais. Il en sortoit le cri de plusieurs troupeaux de moutons et de chèvres, et l'on entrevoyoit tout autour une basse-cour spacieuse et creusée dans le roc. Elle étoit fermée par de grosses pierres, et ombragée de grands pins et de hauts chênes. C'étoit l'habitation d'un énorme géant qui paissoit seul ses troupeaux loin des autres Cyclopes, avec qui il n'avoit nul commerce. Toujours à l'écart, il mène une vie brutale et sauvage.

Alors mes compagnons me conjurèrent de prendre quelques fromages, d'enlever quelques moutons, de regagner promptement nos vaisseaux, et de nous remettre en mer. J'eus l'imprudence de dédaigner leur conseil : les dieux m'en ont puni. Mais j'avois la curiosité ou plutôt la témérité de voir ce Cyclope. Je me flattois qu'il ne violeroit pas les droits de l'hospitalité, et que j'en recevrois quelque présent. Quelle erreur! et que sa rencontre devint funeste à quelques uns de mes compagnons !

Ce monstre est étonnant: il ne ressemble à aucun mortel, mais à une montagne couverte de bois qui s'élève au-dessus des autres montagnes ses voisines. Alors j'ordonnai à mes compagnons de m'attendre, et de bien garder mon vaisseau. Nous demeurâmes donc dans la caverne; nous J'en choisis douze d'entre eux des plus courageux, y allumâmes du feu pour offrir aux dieux des saet je m'avançai, portant avec moi une outre rem-crifices; et, en attendant notre hôte, nous man

:

geâmes quelques fromages. Il arrive enfin il por- | J'opposai la ruse à la ruse, et je ne balançai pas à répondre que Neptune, qui, de son trident, soulève et bouleverse les flots, avoit brisé mon vaisseau en le poussant contre des rochers qui sont à la pointe de l'île. Les vents, lui dis-je, et les flots en ont dispersé les débris, et ce n'est que par les plus grands efforts que moi et mes compagnons nous avons conservé la vie.

toit une énorme charge de bois sec, pour préparer son souper; il la jette à terre en entraut, et cette charge tombe avec un si grand fracas, que la peur nous saisit tous, et que nous allons nous cacher dans un coin de la caverne. Polyphême y introduit ses troupeaux ; et, après avoir bouché sa demeure avec un rocher que vingt charrettes attelées des bœufs les plus forts auroient à peine ébranlé, il s'asseoit, sépare les boucs et les béliers des brebis, qu'il se mit à traire lui-même. Il fait ensuite approcher les agneaux de leurs mères, partage son lait, dont il verse une partie dans des corbeilles pour en faire des fromages, et se réserve l'autre pour le boire à son souper. Tout ce ménage étant fini, il allume du feu, nous aperçoit, et nous crie: Étrangers, qui êtes-vous? d'où venez-vous? Est-ce pour le négoce que vous vóguez sur la mer? Errez-vous sur les flots à l'aventure pour piller inhumainement comme des pirates, et au péril de votre honneur et de votre vie? Il dit : la crainte glaça notre cœur; son épouvantable voix, sa taille prodigieuse, nous firent trembler. Cependant je me déterminai à lui répondre en ces termes : Nous sommes Grecs, nous revenons de Troie; des vents contraires nous ont fait perdre la route de notre patrie, après laquelle nous soupirons ainsi l'a voulu Jupiter, le maître de la destinée des hommes. Compagnons d'Agamemnon, dont la gloire remplit la terre entière, nous l'avons aidé à ruiner cette ville superbe, et à détruire cet empire florissant. Traitez-nous comme vos hôtes; faites-nous les présents d'usage: nous nous jetons à vos genoux. Respectez les dieux : nous sommes vos suppliants: souvenez-vous qu'il y a dans l'Olympe des vengeurs de ceux qui violent les droits de l'hospitalité souvenez-vous que le maître des dieux protège les étrangers, et punit ceux qui les outragent.

Le barbare ne me répond rien, mais il étend ses bras monstrueux, et se saisit de deux de mes compagnons, les écrase contre une roche comme de jeunes faons. Leur cervelle rejaillit de tous côtés, leur sang inonde la terre. Il les déchire en plusieurs morceaux, en prépare son souper, les dévore comme un lion qui a couru les montagnes sans trouver de proie. Il mange non-seulement les chairs, mais les entrailles et les os. A cette vue nous élevons les mains au ciel, nous tombons dans un affreux désespoir. Pour le Cyclope, content de ce repas détestable et de plusieurs cruches de lait qu'il avale, il se couche dans son antre, et s'endort paisiblement au milieu de ses troupeaux.

dès

Cent fois je fus tenté de mejeter sur ce monstre, et de lui percer le cœur de mon épée. Ce qui me retint, ce fut la crainte de périr dans cette caverne. En effet, il nous eût été impossible de repousser l'énorme rocher qui en fermoit l'ouverture. Nous attendimes donc dans l'inquiétude et dans la douleur le retour de l'aurore. Dès qu'elle parut, qu'elle commença à dorer la cime des montagnes, le Cyclope allume du feu, se met à traire ses brebis, approche d'elles leurs agneaux, fait son ouvrage ordinaire, et massacre deux autres de mes compagnons, dont il fait son dîner. Il ouvre ensuite sa caverne, fait sortir ses troupeaux, sort avec eux, referme la porte sur nous avec cet horrible rocher, qu'il remue avec la même aisance que si c'eût été le couvercle d'un carquois. Ce géant s'éloigne, et mène ses brebis paître sur des montagnes qu'il fait retentir de l'horrible son de son chalumeau.

Malheureux, répondit cet impie, il faut que tu viennes d'un pays bien éloigné, et où l'on n'ait jamais entendu parler de nous, puisque tu m'ex- Renfermé dans cet antre, je méditai, avec ce hortes à craindre les dieux et à traiter les hommes qui me restoit de compagnons, les moyens de nous avec humanité. Les Cyclopes se mettent peu en venger, si Minerve vouloit m'aider, et m'accorder peine de Jupiter et des autres immortels. Nous la gloire de purger la terre de ce monstre. De tous sommes plus forts et plus puissants qu'eux. La les partis qui se présentèrent à mon esprit, voici crainte de les irriter ne te mettra point à l'abri de celui qui me parut le meilleur. J'aperçus une lonma colère, non plus que tes compagnons, gue massue d'olivier encore vert, que le Cyclope cœur de lui-même ne se tourne à la pitié. Mais avoit coupée pour la porter quand elle seroit sèche. dis-moi où tu as laissé ton vaisseau : est-il près Elle nous parut semblable au mât d'un vaisseau de d'ici? est-il à l'extrémité de l'île? Je veux le sa- vingt rames. Elle en avoit l'épaisseur et la hauvoir. teur. J'en coupai moi-même environ la longueur Ces paroles étoient un piége qu'il me tendoit. de quatre coudées, et je chargeai mes compagnons

si mon

de la dégrossir et de l'aiguiser par le bout. Ils m'o- | tes compagnons seront dévorés avant toi, et Perbéissent. Quand elle fut dans l'état où je la vou- sonne sera le dernier que je mangerai. Voilà le lõis, je la leur retirai, j'y mis la dernière main, présent d'hospitalité que je lui destine. Il dit, et et après en avoir fait durcir la pointe au feu, je tombe à la renverse : le sommeil, qui dompte tout, la cachai dans l'un des grands tas de fumier dont s'empare de lui; il vomit le vin et les morceaux de nous étions environnés. Ensuite je fis tirer au sort, chair humaine qu'il avoit avalés. Je tire aussitôt afin que la fortune choisit ceux de mes compa- du fumier le pieu que j'y avois caché, je le fais gnons qui auroient la hardiesse de m'aider à en- chauffer et durcir dans le feu, je parle à mes comfoncer le pieu dans l'œil du Cyclope quand il pagnons pour les soutenir et les encourager. Le dormiroit. Le sort tomba sur les quatre plus in- pieu s'échauffe: tout vert qu'il est, il alloit s'entrépides. Je fus le cinquième et le chef de cette en-flammer. Je le saisis, et me fais suivre et escorter treprise dangereuse.

Cependant, vers le coucher du soleil, Polyphême revint. Il fait entrer tous ses troupeaux dans son antre. Il n'en laisse aucun à la porte, soit qu'il appréhendât quelque surprise, soit qu'un dieu le permit ainsi pour nous sauver du plus grand des dangers. Après qu'il eut fermé la caverne, il s'asseoit, trait ses brebis à son ordinaire, et quand tout fut fait, se saisit encore de deux de mes compagnons dont il fait son souper.

Dans ce moment je m'approche de lui, et lui présente une coupe, en lui disant : Prenez, Cyclope, et buvez de ce vin; vous devez en avoir besoin pour digérer la chair humaine que vous venez de manger. J'en avois sur mon vaisseau une grande provision, et je destinois le peu que j'en ai sauvé à vous faire des libations comme à un dieu, si, touché de compassion pour moi, vous daigniez m'épargner, et me fournir les moyens de retourner dans ma patrie. Quelle cruauté vous venez d'exercer! Et qui osera désormais aborder dans votre fle, puisque vous traitez les étrangers avec tant de barbarie?

Le monstre prend la coupe, la vide sans daigner me répondre, et m'en demande un second coup: Verse, ajoute-t-il, sans l'épargner, et dismoi ton nom, pour que je te fasse un présent d'hospitalité, en reconnoissance de ta délicieuse boisson. Notre terre porte de bon vin, mais il n'est pas comparable à celui que je viens de boire. C'est ce qu'il y a de plus exquis dans le nectar et dans l'ambroisie. Ainsi parla le Cyclope. Je lui versai de cette liqueur jusqu'à trois fois, et trois fois il eut l'imprudence de vider son énorme coupe. Elle fit son effet, ses idées se brouillèrent. Je m'en aperçus; et m'approchant alors, je lui dis d'une voix douce Vous m'avez demandé mon nom, il est assez connu dans le monde. Je vais vous l'apprendre, et vous me ferez le présent que vous m'avez promis. Je m'appelle Personne; c'est ainsi que me nomment mon père, ma mère et tous mes amis. Oh! bien, répliqua-t-il avec brutalité, tous

des quatre que le sort m'avoit associés. Un dieu nous inspire une intrépidité surhumaine. Nous prenons le pieu, nous l'appuyons par la pointe sur l'œil du Cyclope; je pèse dessus, je l'enfonce et le fais tourner. Comme quand un charpentier perce une planche avec un vilebrequin, pour l'employer à la construction d'un vaisseau, il pèse sur l'instrument par-dessus, et ses compagnons au-dessous le font tourner en tous les sens avec sa courroie : de même nous agitons la pointe embrasée de cet énorme pieu, en la faisant pénétrer jusqu'au fond de l'œil du Cyclope. Le sang sort en abondance; les sourcils, les paupières, la prunelle, deviennent la proie du feu; on entend un sifflement horrible, et semblable à celui dont retentit une forge lors que l'ouvrier plonge dans l'eau froide une hache ou une scie ardente, pour les tremper et les endurcir. Le tison siffle de même dans l'œil de Polyphême. Le monstre en est réveillé, et pousse un cri horrible qui fait mugir les voûtes de l'antre. Nous nous retirons épouvantés. Il arrache ce bois tout dégouttant de sang, il le jette loin de lui, et appelle à son secours les Cyclopes qui habitoient sur les montagnes voisines. Ils accourent en foule à l'épouvantable son de sa voix, ils s'approchent de sa caverne, et lui demandent quelle est la cause de sa douleur. Que vous est-il arrivé, Polyphême? pourquoi ces cris affreux? qui vous oblige à nous réveiller au milieu de la nuit, et à nous appeler à votre secours? a-t-on attenté à votre vie? quelque téméraire a-t-il essayé d'enlever vos troupeaux? Hélas ! mes amis, Personne, répondit Polyphême du fond de son antre. Plus il leur dit Personne, plus ils sont trompés par cette équivoque. Si ce n'est personne, lui répètent-ils, qui vous a mis dans cet état? vos maux viennent sans doute de Jupiter; et que pouvons-nous faire pour vous en délivrer? Adressezvous à Neptune; c'est de lui, non de nous, qu'il faut attendre du secours : ainsi, nous nous retirons. Je ne pus m'empêcher de rire en moi-même de l'erreur où les avoit jetés le nom que je m'étois donné. Le Cyclope en gémit, et, rugissant de rage

et de douleur, il s'approche en tâtonnant de la | écraserois contre ces rochers. Ah! quel soulage

porte de sa caverne; il repousse le rocher qui la bouchoit, s'asseoit au milieu de l'entrée, et tient les bras étendus, dans l'espérance de nous saisir tous quand nous voudrions sortir avec ses troupeaux. Mais c'eût été s'exposer à une mort inévitable. Je me mis donc à penser au moyen d'échapper à ce danger. La crise étoit violente, il s'agissoit de la vie; aussi y a-t-il peu de ruses et de stratagêmes qui ne me vinssent à l'esprit. Voici enfin le parti que je crus devoir prendre. Il y avoit dans les troupeaux du Cyclope des béliers très grands, bien nourris, couverts d'une laine violette fort longue et fort épaisse. Je choisis les plus grands, je les liai trois à trois avec les branches d'osier qui servoient de lit à ce monstre. Le bélier du milieu portoit un homme, les deux autres l'escortoient, et servoient à mes compagnons de rempart contre Polyphême. Il y en avoit un d'une grandeur et d'une force extraordinaire; il marchoit toujours à la tête du troupeau; je le réservai pour moi. Je me glissai sous son ventre, et m'y tins collé comme mes autres compagnons, en empoignant avec les deux mains son épaisse toison. Nous passâmes ainsi le reste de la nuit, non sans crainte et sans inquiétude. Enfin, quand le jour parut, le Cyclope fit sortir ses troupeaux pour les envoyer dans leurs pâturages accoutumés. Les brebis qu'on n'avoit pas eu le soin de traire, se sentant trop chargées de lait, remplissoient l'air de leurs bêlements; et leur berger, malgré la douleur qu'il éprouvoit, passoit la main sur le dos de ses moutons à mesure qu'ils sortoient; mais jamais il ne lui vint dans la pensée de la passer sous le ventre, jamais il ne soupçonna la ruse que j'avois imaginée pour me sauver avec mes compagnons. Le bélier sous lequel j'étois, sortit le dernier, et vous pouvez croire que je n'étois pas sans alarme. Il le tâta comme les autres, et, surpris de sa lenteur, il la lui reproche en ces termes : D'où vient tant de paresse, mon cher bélier? pourquoi sors-tu le dernier de mon antre? n'est-ce point à toi à guider les autres? n'avois-tu pas coutume de marcher à leur tête? ne les précédois-tu pas dans les vastes prairies et dans les eaux du fleuve? le soir, ne revenois-tu pas le premier dans ton étable? Aujourd'hui tous les autres t'ont devancé. Quelle est la cause de ce changement? Serois-tu sensible à la perte de mon œil? Un méchant nommé Personne me l'a crevé, avec le secours de ses détestables compagnons. Le perfide avoit pris, avant, la précaution de m'enivrer. Ah! qu'ils en seroient tous bientôt punis, si tu pouvois parler, et me dire où ils se cachent pour se dérober à ma fureur! Je les

ment pour moi, si leur sang étoit répandu, si leur cervelle étoit dispersée dans mon antre, si je pouvois me venger des maux que m'a faits ce scélérat de Personne !

Après ce discours, qui me parut bien long, il laissa passer le bélier. Dès que nous fûmes assez éloignés de la caverne pour ne rien craindre, je me détachai le premier de dessous le bélier, j'allai délier ensuite mes compagnons, et, sans perdre de temps, nous choisimes ce qu'il y avoit de meilleur dans les troupeaux, que nous conduisîmes avec nous jusqu'à notre vaisseau. On nous vit reparoître avec joie, on y avoit presque perdu l'espérance de nous revoir; et quand on s'aperçut de ceux qui nous manquoient et qui avoient péri dans l'antre du Cyclope, on leur donna des larmes, on poussa des cris de regrets et de douleur. Je leur fis signe de les suspendre, de s'embarquer sans délai avec notre proie, et de s'éloigner promptement de ces tristes bords. Ils obéissent. Quand nous en fûmes à une certaine distance, mais cependant à la portée de la voix, j'élevai la mienne, et m'adressant à Polyphême, je lui criai de toute ma force: As-tu raison de te plaindre, malheureux Cyclope? n'as-tu point abusé de tes avantages contre nous? Nous étions foibles, sans défense; nous réclamions les droits de l'hospitalité. Tu n'as écouté ni ce que les dieux, ni ce que l'humanité devoit t'inspirer; tu as dévoré six de mes compagnons. Jupiter s'est vengé par ma main : et cela n'étoit-il pas juste?

Ces reproches, qu'il entendit, l'enflammèrent de colère. Il détache de la montagne une roche énorme, et la lance avec fureur jusqu'au-devant de notre vaisseau : il en fut repoussé vers le rivage, par le mouvement violent que causa cette masse prodigieuse en tombant dans la mer. Nous allions nous briser contre ces bords escarpés, si je n'avois paré ce malheur en me saisissant d'un aviron pour éviter ce choc furieux, et pour gagner la haute mer mes matelots me secondent; dociles à mes ordres, ils font force de rames. Mais quand nous fûmes un peu avancés, je me mis à vomir encore des injures contre le Cyclope. Mes compagnons effrayés tâchent en vain de m'imposer silence. Cruel que vous êtes, me disent-ils, vous venez de nous exposer à périr; quelle peine n'avons-nous pas eue à éviter le naufrage? et vous provoquez encore la fureur de ce monstre! S'il entend votre voix et vos insultes, n'est-il pas à craindre qu'il ne nous écrase, nous et nos vaisseaux, en lançant de nouveau quelque énorme quartier de roche con

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