Oldalképek
PDF
ePub

fiance; je puis vous répondre de lui : les dieux | Cependant on entend des cris confus sur le rivous l'ont donné comme ils m'ont donné à Télé-vage couvert de matelots, on tend les cordages, maque. Chacun doit suivre courageusement sa destinée; il est inutile de s'affliger. Si jamais vous aviez besoin de mon secours, après que j'aurai rendu Télémaque à son père et à son pays, je reviendrois vous voir. Que pourrois-je faire qui me donnât un plaisir plus sensible? Je ne cherche ni biens ni autorité sur la terre ; je ne veux qu'aider ceux qui cherchent la justice et la vertu. Pourrois-je oublier jamais la confiance et l'amitié que vous m'avez témoignées?

le vent favorable se lève. Télémaque et Mentor, les larmes aux yeux, prennent congé du roi, qui les tient long-temps serrés entre ses bras, et qui les suit des yeux aussi loin qu'il le peut.

A ces mots, Idoménée fut tout-à-coup changé ; il sentit son cœur apaisé, comme Neptune de son trident apaise les flots en courroux et les plus noires tempêtes: il restoit seulement en lui une douleur douce et paisible; c'étoit plutôt une tristesse et un sentiment tendre, qu'une vive douleur. Le courage, la confiance, la vertu, l'espérance du secours des dieux, commencèrent à renaître audedans de lui.

el

0000000000

LIVRE XVIII.

Pendant la navigation, Télémaque s'entretient avec Mentor sur les principes d'un sage gouvernement, et en particulier sur les moyens de connoître les hommes, pour les chercher et les employer selon leurs talents. Pendant cet entretien, le calme de la mer les oblige à relâcher dans une ile où Ulysse venoit d'aborder. Télémaque le rencontre, et lui parle ssan le reconnoitre; mais, après l'avoir vu s'embarquer, il ressent un trouble secret dont il ne peut concevoir la cause. Mentor la lui explique, et l'assure qu'il rejoindra bientôt son père: puis il éprouve encore sa patience, en retardant son départ, pour faire un sacrifice à Minerve. Enfin la déesse elle-même. cachée sous la figure de Mentor, reprend sa forme, et se fait connoître. Elle donne à Télémaque ses dernières instructions, et disparoit. Alors Télémaque se hâte de partir, et arrive à Ithaque, où il retrouve son père chez le fidèle Eumée.

Eh bien! dit-il, mon cher Mentor, il faut donc Déja les voiles s'enflent, on lève les ancres; la tout perdre, et ne se point décourager! Du moins terre semble s'enfuir, le pilote expérimenté apersouvenez-vous d'Idoménée, quand vous serez arri-çoit de loin la montagne de Leucate, dont la tête vés à Ithaque, où votre sagesse vous comblera de prospérités. N'oubliez pas que Salente fut votre ouvrage, et que vous y avez laissé un roi malheureux qui n'espère qu'en vous. Allez, digne fils d'Ulysse, je ne vous retiens plus; je n'ai garde de résister aux dieux, qui m'avoient prêté un si grand trésor. Allez aussi, Mentor, le plus grand et le plus sage de tous les hommes (si toutefois l'humanité peut faire ce que j'ai vu en vous, si vous n'êtes point une divinité sous une forme empruntée pour instruire les hommes foibles et ignorants), allez conduire le fils d'Ulysse, plus heureux de vous avoir que d'être le vainqueur d'Adraste. Allez tous deux ; je n'ose plus parler, pardonnez mes soupirs. Allez, vivez, soyez heureux ensemble; il ne me reste plus rien au monde, que le souvenir de vous avoir possédés ici. O beaux jours! trop heureux jours! jours dont je n'ai pas assez connu le prix ! jours trop rapidement écoulés! vous ne reviendrez jamais! jamais mes yeux ne reverront ce qu'ils voient.

se cache dans un tourbillon de frimas glacés, et les monts Acrocérauniens, qui montrent encore un front orgueilleux au ciel, après avoir été si souvent écrasés par la foudre.

Mentor prit ce moment pour le départ; il embrassa Philoclès, qui l'arrosa de ses larmes sans pouvoir parler. Télémaque voulut prendre Mentor par la main pour le tirer de celle d'Idoménée; mais Idoménée, prenant le chemin du port, se mit entre Mentor et Télémaque: il les regardoit; il gémissoit; il commençoit des paroles entrecoupées, et n'en pouvoit achever aucune.

3.

Pendant cette navigation, Télémaque disoit à Mentor : Je crois maintenant concevoir les maximes de gouvernement que vous m'avez expliquées. D'abord elles me paroissoient comme un songe; mais peu à peu elles se démêlent dans mon esprit, et s'y présentent clairement comme tous les objets paroissent sombres et en confusion, le matin, aux premières lueurs de l'aurore; mais ensuite ils semblent sortir comme d'un chaos, quand la lumière, qui croît insensiblement, leur rend, pour ainsi dire, leurs figures et leurs couleurs naturelles. Je suis très persuadé que le point essentiel du gouvernement est de bien discerner les différents caractères d'esprits, pour les choisir et pour les appliquer selon leurs talents; mais il me reste à savoir comment on peut se connoître en hommes.

Alors Mentor lui répondit: Il faut étudier les hommes pour les connoître; et pour les connoître, il en faut voir souvent, et traiter avec eux. Les rois doivent converser avec leurs sujets, les faire parler, les consulter, les éprouver par de petits emplois dont ils leur fassent rendre compte, pour voir s'ils sont capables de plus hautes fonctions. Comment est-ce, mon cher Télémaque, que vous avez appris, à Ithaque, à vous connoître en che

vaux? c'est à force d'en voir et de remarquer leurs défauts et leurs perfections avec des gens expérimentés. Tout de même, parlez souvent des bonnes et des mauvaises qualités des hommes, avec d'autres hommes sages et vertueux, qui aient longtemps étudié leurs caractères; vous apprendrez insensiblement comment ils sont faits, et ce qu'il est permis d'en attendre. Qu'est-ce qui vous a appris à connoître les bons et les mauvais poètes? c'est la fréquente lecture, et la réflexion avec des gens qui avoient le goût de la poésie. Qu'estce qui vous a acquis du discernement sur la musique? c'est la même application à observer les divers musiciens. Comment peut-on espérer de bien gouverner les hommes, si on ne les connoît pas? et comment les connoîtroit-on, si on ne vit jamais avec eux? Ce n'est pas vivre avec eux, que de les voir tous en public, où l'on ne dit de part et d'autre que des choses indifférentes et préparées avec art il est question de les voir en particulier, de tirer du fond de leurs cœurs toutes les ressources secrètes qui y sont, de les tâter de tous côtés, de les sonder pour découvrir leurs maximes. Mais pour bien juger des hommes, il faut commencer par savoir ce qu'ils doivent être; il faut savoir ce que c'est que vrai et solide mérite, pour discerner ceux qui en ont d'avec ceux qui n'en ont pas.

On ne cesse de parler de vertu et de mérite, sans savoir ce que c'est précisément que le mérite et la vertu. Ce ne sont que de beaux noms, que des termes vagues, pour la plupart des hommes, qui se font honneur d'en parler à toute heure. Il faut avoir des principes certains de justice, de raison, de vertu, pour connoître ceux qui sont raisonnables et vertueux. Il faut savoir les maximes d'un bon et sage gouvernement, pour connoître les hommes qui ont ces maximes, et ceux qui s'en éloignent par une fausse subtilité. En un mot, pour mesurer plusieurs corps, il faut avoir une mesure fixe; pour juger, il faut tout de même avoir des principes constants auxquels tous nos jugements se réduisent. Il faut savoir précisément quel est le but de la vie humaine, et quelle fin on doit se proposer en gouvernant les hommes. Ce but unique et essentiel est de ne vouloir jamais l'autorité et la grandeur pour soi; car cette recherche ambitieuse n'iroit qu'à satisfaire un orgueil tyrannique mais on doit se sacrifier, dans les peines infinies du gouvernement, pour rendre les hommes bons et heureux. Autrement on marche à tâtons et au hasard pendant toute la vie : on va comme un navire en pleine mer, qui n'a point de pilote, qui ne consulte point les astres, et à qui

toutes les côtes voisines sont inconnues; il ne peut faire que naufrage.

Souvent les princes, faute de savoir en quoi consiste la vraie vertu, ne savent point ce qu'ils doivent chercher dans les hommes. La vraie vertu a pour eux quelque chose d'âpre; elle leur paroît trop austère et indépendante; elle les effraie et les aigrit: ils se tournent vers la flatterie. Dès-lors ils ne peuvent plus trouver ni de sincérité ni de vertu; dèslors ils courent après un vain fantôme de fausse gloire, qui les rend indignes de la véritable. Ils s'accoutument bientôt à croire qu'il n'y a point de vraie vertu sur la terre; car les bons connoissent bien les méchants, mais les méchants ne connoissent point les bons, et ne peuvent pas croire qu'il y en ait. De tels princes ne savent que se défier de tout le monde également ils se cachent; ils se renferment; ils sont jaloux sur les moindres choses; ils craignent les hommes, et se font craindre d'eux. Ils fuient la lumière; ils n'osent paroître dans leur naturel. Quoiqu'ils ne veuillent point être connus, ils ne laissent pas de l'être; car la curiosité maligne de leurs sujets pénètre et devine tout. Mais ils ne connoissent personne : les gens intéressés qui les obsèdent sont ravis de les voir inaccessibles. Un roi inaccessible aux hommes l'est aussi à la vérité : on noircit par d'infâmes rapports, et on écarte de lui tout ce qui pourroit lui ouvrir les yeux. Ces sortes de rois passent leur vie dans une grandeur sauvage et farouche; ou, craignant sans cesse d'être trompés, ils le sont toujours inévitablement, et méritent de l'être. Dès qu'on ne parle qu'à un petit nombre de gens, on s'engage à recevoir toutes leurs passions et tous leurs préjugés les bons mêmes ont leurs défauts et leurs préventions. De plus, on est à la merci des rapporteurs, nation basse et maligne, qui se nourrit de venin, qui empoisonne les choses innocentes, qui grossit les petites, qui invente le mal plutôt que de cesser de nuire; qui se joue, pour son intérêt, de la défiance et de l'indigne curiosité d'un prince foible et ombrageux.

Connoissez donc, ô mon cher Télémaque, connoissez les hommes; examinez-les, faites-les parler les uns sur les autres; éprouvez-les peu à peu, ne vous livrez à aucun. Profitez de vos expériences, lorsque vous aurez été trompé dans vos jugements: car vous serez trompé quelquefois ; et les méchants sont trop profonds pour ne surprendre pas les bons par leurs déguisements. Apprenez par là à ne juger promptement de personne ni en bien ni en mal; l'un et l'autre est très dangereux : ainsi vos erreurs passées vous instruiront très utilement.

Quand vous aurez trouvé des talents et de la vertu dans un homme, servez-vous-en avec confiance car les honnêtes gens veulent qu'on sente leur droiture, ils aiment mieux de l'estime et de la confiance, que des trésors. Mais ne les gâtez pas en leur donnant un pouvoir sans bornes: tel eût été toujours vertueux, qui ne l'est plus, parce que son maître lui a donné trop d'autorité et trop de richesses. Quiconque est assez aimé des dieux pour trouver dans tout un royaume deux ou trois vrais amis, d'une sagesse et d'une bonté constante, trouve bientôt par eux d'autres personnes qui leur ressemblent, pour remplir les places inférieures. Par les bons auxquels on se confie, on apprend ce qu'on ne peut pas discerner par soi-même sur les autres sujets.

Mais faut-il, disoit Télémaque, se servir des méchants quand ils sont habiles, comme je l'ai ouï dire souvent? On est souvent, répondoit Mentor, dans la nécessité de s'en servir. Dans une nation agitée et en désordre, on trouve souvent des gens injustes et artificieux qui sont déja en autorité, ils ont des emplois importants qu'on ne peut leur ôter; ils ont acquis la confiance de certaines personnes puissantes qu'on a besoin de ménager : il faut les ménager eux-mêmes, ces hommes scélérats, parce qu'on les craint, et qu'ils peuvent tout bouleverser. Il faut bien s'en servir pour un temps, mais il faut aussi avoir en vue de les rendre peu à peu inutiles. Pour la vraie et intime confiance, gardez-vous bien de la leur donner jamais; car ils peuvent en abuser, et vous tenir ensuite malgré vous par votre secret; chaîne plus difficile à rompre que toutes les chaines de fer. Servez-vous d'eux pour des négociations passagères: traitez-les bien; engagez-les par leurs passions mêmes à vous être fidèles; car vous ne les tiendrez que par là : mais ne les mettez point dans vos délibérations les plus secrètes. Ayez toujours un ressort prêt pour les remuer à votre gré; mais ne leur donnez jamais la clef de votre cœur ni de vos affaires. Quand votre état devient paisible, réglé, conduit par des hommes sages et droits dont vous êtes sûrs, peu à peu les méchants, dont vous étiez contraint de vous servir, deviennent inutiles. Alors il ne faut pas cesser de les bien traiter; car il n'est jamais permis d'être ingrat, même pour les méchants mais en les traitant bien, il faut tâcher de les rendre bons; il est nécessaire de tolérer en eux certains défauts qu'on pardonne à l'humanité il faut néanmoins peu à peu relever l'autorité, et réprimer les maux qu'ils feroient ouvertement si on les laissoit faire. Après tout, c'est un mal que le bien se fasse par les méchants, et

quoique ce mal soit souvent inévitable, il faut tendre néanmoins peu à peu à le faire cesser. Un prince sage, qui ne veut que le bon ordre et la justice, parviendra, avec le temps, à se passer des hommes corrompus et trompeurs; il en trouvera assez de bons qui auront une habileté suffisante.

Mais ce n'est pas assez de trouver de bons sujets dans une nation, il est nécessaire d'en former de nouveaux. Ce doit être, répondit Télémaque, un grand embarras. Point du tout, reprit Mentor, l'application que vous avez à chercher les hommes habiles et vertueux, pour les élever, excite et anime tous ceux qui ont du talent et du courage; chacun fait des efforts. Combien y a-t-il d'hommes qui languissent dans une oisiveté obscure, et qui deviendroient de grands hommes, si l'émulation et l'espérance du succès les animoient au travail! Combien y a-t-il d'hommes que la misère, et l'impuissance de s'élever par la vertu, tentent de s'élever par le crime! Si donc vous attachez les récompenses et les honneurs au génie et à la vertu, combien de sujets se formeront d'eux-mêmes ! Mais combien en formerez-vous en les faisant monter de degré en degré, depuis les derniers emplois jusqu'aux premiers! Vous exercerez les talents; vous éprouverez l'étendue de l'esprit, et la sincérité de la vertu. Les hommes qui parviendront aux plus hautes places auront été nourris sous vos yeux dans les inférieures. Vous les aurez suivis toute leur vie, de degré en degré; vous jugerez d'eux, non par leurs paroles, mais par toute la suite de leurs actions.

Pendant que Mentor raisonnoit ainsi avec Télémaque, ils aperçurent un vaisseau phéacien qui avoit relâché dans une petite île déserte et sauvage bordée de rochers affreux. En même temps les vents se turent, les plus doux zéphirs mêmes semblèrent retenir leurs haleines; toute la mer devint unic comme une glace; les voiles abattues ne pouvoient plus animer le vaisseau; l'effort des rameurs, déja fatigués, étoit inutile; il fallut aborder en cette ile, qui étoit plutôt un écueil, qu'une terre propre à être habitée par des hommes. En un autre temps moins calme, on n'auroit pu y aborder sans un grand péril.

Les Phéaciens, qui attendoient le vent, ne paroissoient pas moins impatients que les Salentins de continuer leur navigation. Télémaque s'avance vers eux sur ces rivages escarpés. Aussitôt il demande au premier homme qu'il rencontre, s'il n'a point vu Ulysse, roi d'Ithaque, dans la maison du roi Alcinous.

Celui auquel il s'étoit adressé par hasard n'étoit pas Phéacien : c'étoit un étranger inconnu, qui

avoit un air majestueux, mais triste et abattu; il paroissoit rêveur, et à peine écouta-t-il d'abord la question de Télémaque; mais enfin il lui répondit: Ulysse, vous ne vous trompez pas, a été reçu chez le roi Alcinous, comme en un lieu où l'on craint Jupiter, et où l'on exerce l'hospitalité; mais il n'y est plus, et vous l'y chercheriez inutilement: il est parti pour revoir Ithaque, si les dieux apaisés souffrent enfin qu'il puisse jamais saluer ses dieux pénates. A peine cet étranger eut prononcé tristement ces paroles, qu'il se jeta dans un petit bois épais sur le haut d'un rocher, d'où il regardoit tristement la mer, fuyant les hommes qu'il voyoit, et paroissant affligé de ne pouvoir partir. Télémaque le regardoit fixement; plus il le regardoit, plus il étoit ému et étonné. Cet inconnu, disoit-il à Mentor, m'a répondu comme un homme qui écoute à peine ce qu'on lui dit, et qui est plein d'amertume. Je plains les malheureux depuis que je le suis; et je sens que mon cœur s'intéresse pour cet homme, sans savoir pourquoi. Il m'a assez mal reçu; à peine a-t-il daigné m'écouter et me répondre: je ne puis cesser néanmoins de souhaiter la fin de ses maux. Mentor, souriant, répondit: Voilà à quoi servent les malheurs de la vie; ils rendent les princes modérés, sensibles aux peines des autres. Quand ils n'ont jamais goûté que le doux poison des prospérités, ils se croient des dieux; ils veulent que les montagnes s'aplanissent pour les contenter; ils comptent pour rien les hommes; ils veulent se jouer de la nature entière. Quand ils entendent parler de souffrance, ils ne savent ce que c'est; c'est un songe pour eux ; ils n'ont jamais vu la distance du bien et du mal. L'infortune seule peut leur donner de l'humanité, et changer leur cœur de rocher en un cœur humain: alors ils sentent qu'ils sont hommes, et qu'ils doivent ménager les autres hommes qui leur ressemblent. Si un inconnu vous fait tant de pitié, parce qu'il est, comme vous, errant sur ce rivage, combien devrez-vous avoir plus de compassion pour le peuple d'Ithaque, lorsque vous le verrez un jour souffrir, ce peuple que les dieux vous auront confié comme on confie un troupeau à un berger; et que ce peuple sera peut-être malheureux par votre ambition, ou par votre faste, ou par votre imprudence! car les peuples ne souffrent que par les fautes des rois, qui devroient veiller pour les empêcher de souffrir. Pendant que Mentor parloit ainsi, Télémaque étoit plongé dans la tristesse et dans le chagrin. Il lui répondit enfin avec un peu d'émotion: Si toutes ces choses sont vraies, l'état d'un roi est bien malheureux. Il est l'esclave de tous ceux aux

quels il paroît commander; il est fait pour eux; il se doit tout entier à eux; il est chargé de tous leurs besoins; il est l'homme de tout le peuple, et de chacun en particulier. Il faut qu'il s'accommode à leurs foiblesses, qu'il les corrige en père, qu'il les rende sages et heureux. L'autorité qu'il paroît avoir n'est point la sienne; il ne peut rien faire ni pour sa gloire ni pour son plaisir : son autorité est celle des lois; il faut qu'il leur obéisse pour en donner l'exemple à ses sujets. A proprement parler, il n'est que le défenseur des lois pour les faire régner; il faut qu'il veille et qu'il travaille pour les maintenir : il est l'homme le moins libre et le moins tranquille de son royaume; c'est un esclave qui sacrifie son repos et sa liberté pour la liberté et la félicité publique.

Il est vrai, répondoit Mentor, que le roi n'est roi que pour avoir soin de son peuple, comme un berger de son troupeau, ou comme un père de sa famille : mais trouvez-vous, mon cher Télémaque, qu'il soit malheureux d'avoir du bien à faire à tant de gens? Il corrige les méchants par des punitions; il encourage les bons par des récompenses ; il représente les dieux en conduisant ainsi à la vertu tout le genre humain. N'a-t-il pas assez de gloire à faire garder les lois? Celle de se mettre au-dessus des lois est une gloire fausse qui ne mérite que de l'horreur et du mépris. S'il est méchant, il ne peut être que malheureux, car il ne sauroit trouver aucune paix dans ses passions et dans sa vanité : s'il est bon, il doit goûter le plus pur et le plus solide de tous les plaisirs à travailler pour la vertu, et à attendre des dieux une éternelle récompense.

Télémaque, agité au-dedans par une peine secrète, sembloit n'avoir jamais compris ces maximes, quoiqu'il en fût rempli, et qu'il les eût lui-même enseignées aux autres. Une humeur noire lui donnoit, contre ses véritables sentiments, un esprit de contradiction et de subtilité pour rejeter les vérités que Mentor expliquoit. Télémaque opposoit à ces raisons l'ingratitude des hommes. Quoi! disoit-il, prendre tant de peine pour se faire aimer des hommes qui ne vous aimeront peut-être jamais, et pour faire du bien à des méchants qui se serviront de vos bienfaits pour vous nuire!

Mentor lui répondoit patiemment: Il faut compter sur l'ingratitude des hommes, et ne laisser pas de leur faire du bien: il faut les servir moins pour l'amour d'eux que pour l'amour des dieux, qui l'ordonnent. Le bien qu'on fait n'est jamais perdu: si les hommes l'oublient, les dieux s'en souviennent, et le récompensent. De plus, si la multitude est ingrate, il y a toujours des hommes vertueux qui

sont touchés de votre vertu. La multitude même, quoique changeante et capricieuse, ne laisse pas de faire tôt ou tard une espèce de justice à la véritable vertu.

Mais voulez-vous empêcher l'ingratitude des hommes ? ne travaillez point uniquement à les rendre puissants, riches, redoutables par les armes, heureux par les plaisirs: cette gloire, cette abondance et ces délices les corrompront; ils n'en seront que plus méchants, et par conséquent plus ingrats: c'est leur faire un présent funeste; c'est leur offrir un poison délicieux. Mais appliquez-vous à redresser leurs mœurs, à leur inspirer la justice, la sincérité, la crainte des dieux, l'humanité, la fidélité, la modération, le désintéressement: en les rendant bons, vous les empêcherez d'être ingrats; vous leur donnerez le véritable bien, qui est la vertu; et la vertu, si elle est solide, les attachera toujours à celui qui la leur aura inspirée. Ainsi, en leur donnant les véritables biens, vous vous ferez du bien à vous-même, et vous n'aurez point à craindre leur ingratitude. Faut-il s'étonner que les hommes soient ingrats pour des princes qui ne les ont jamais exercés qu'à l'injustice, qu'à l'ambition sans bornes, qu'à la jalousie contre leurs voisins, qu'à l'inhumanité, qu'à la hauteur, qu'à la mauvaise foi? Le prince ne doit attendre d'eux, que ce qu'il leur a appris à faire. Si au contraire il travailloit, par ses exemples et par son autorité, à les rendre bons, il trouveroit le fruit de son travail dans leur vertu; ou du moins il trouveroit dans la sienne et dans l'amitié des dieux de quoi se consoler de tous les mécomptes.

A peine ce discours fut-il achevé, que Télémaque s'avança avec empressement vers les Phéaciens du vaisseau qui étoit arrêté sur le rivage. Il s'adressa à un vieillard d'entre eux, pour lui demander d'où ils venoient, où ils alloient, et s'ils n'avoient point vu Ulysse. Le vieillard répondit: Nous venons de notre île, qui est celle des Phéaciens: nous allons chercher des marchandises vers l'Épire. Ulysse, comme on vous l'a déja dit, a passé dans notre patrie; mais il en est parti. Quel est, ajouta aussitôt Télémaque, cet homme si triste qui cherche les lieux les plus déserts en attendant que votre vaisseau parte? C'est, répondit le vieillard, un étranger qui nous est inconnu mais on dit qu'il se nomme Cléomènes; qu'il est né en Phrygie; qu'un oracle avoit prédit à sa mère, avant sa naissance, qu'il seroit roi, pourvu qu'il ne demeurât point dans sa patrie, et que s'il y demeuroit la colère des dieux se feroit sentir aux Phrygiens par une cruelle peste. Dès qu'il fut né, ses parents

le donnèrent à des matelots, qui le portèrent dans l'île de Lesbos. Il y fut nourri en secret aux dépens de sa patrie, qui avoit un si grand intérêt de le tenir éloigné. Bientôt il devint grand, robuste, agréable, et adroit à tous les exercices du corps, il s'appliqua même, avec beaucoup de goût et de génie aux sciences et aux beaux-arts. Mais on ne put le souffrir dans aucun pays: la prédiction faite sur lui devint célèbre: on le reconnut bientôt partout où il alla; partout les rois craignoient qu'il ne leur enlevât leurs diadèmes. Ainsi il est errant depuis sa jeunesse, et il ne peut trouver aucun lieu du monde où il lui soit libre de s'arrêter. Il a souvent passé chez des peuples fort éloignés du sien; mais à peine est-il arrivé dans une ville, qu'on y découvre sa naissance, et l'oracle qui le regarde. Il a beau se cacher, et choisir en chaque lieu quelque genre de vie obscure; ses talents éclatent, diton, toujours malgré lui, et pour la guerre, et pour les lettres, et pour les affaires les plus importantes: il se présente toujours en chaque pays quelque occasion imprévue qui l'entraîne, et qui le fait connoître au public.

C'est son mérite qui fait son malheur; il le fait craindre, et l'exclut de tous les pays où il veut habiter. Sa destinée est d'être estimé, aimé, admiré partout, mais rejeté de toutes les terres connues. Il n'est plus jeune, et cependant il n'a pu encore trouver aucune côte, ni de l'Asie, ni de la Grèce, où l'on ait voulu le laisser vivre en quelque repos. Il paroît sans ambition, et il ne cherche aucune fortune; il se trouveroit trop heureux que l'oracle ne lui eût jamais promis la royauté. Il ne lui reste aucune espérance de revoir jamais sa patrie; car il sait qu'il ne pourroit porter que le deuil et les larmes dans toutes les familles. La royauté même, pour laquelle il souffre, ne lui paroît point desirable; il court malgré lui après elle, par une triste fatalité, de royaume en royaume; et elle semble fuir devant lui, pour se jouer de ce malheureux jusqu'à sa vieillesse. Funeste présent des dieux qui trouble tous ses plus beaux jours, et qui ne lui causera que des peines dans l'âge où l'homme infirme n'a plus besoin que de repos! Il s'en va, dit-il, chercher vers la Thrace quelque peuple sauvage et sans lois, qu'il puisse assembler, policer, et gouverner pendant quelques années, après quoi, l'oracle étant accompli, on n'aura plus rien à craindre de lui dans les royaumes les plus florissants: il compte de se retirer alors en liberté dans un village de Carie, où il s'adonnera à l'agriculture, qu'il aime passionnément. C'est un homme sage et modéré, qui craint les dieux, qui connoît

« ElőzőTovább »