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montagnes qui renversèrent les Titans. Sur la mer et dans le ciel, sur ce sombre témoin de granit, tout n'était près de nous que signes menaçants, désolation éternelle. Et cependant notre âme secouait ces entraves qui l'oppressaient, et s'élançait, radieuse avant-courrière, vers des climats meilleurs, vers les champs de notre chère France.

X

Ainsi emportés par le souffle puissant du sud, nous pensions à ceux qui nous étaient chers. En voyant nos voiles se gonfler, les vagues se rejoindre en bouillonnant dans le sillage, l'orgueil nous grisait un peu, et nous-mêmes nous redisions notre gloire. Vingt jours plus tard, que nous étions changés! Ah! si cette vive chaleur qui évoque les images peut être éteinte; si l'âme peut être faite prisonnière, n'est-ce pas à bord que ce malheur arrive! Au plus haut du ciel où l'oiseau bleu dévorait l'espace; à peine au début de ce voyage entrepris avec des forces qui paraissaient inépuisables, un fil de plomb et de diamant nous faisait retomber sur une galère. Elles sont loin, ces heures où nous trouvions en nous-mêmes assez de force pour voler au-devant de la liberté; alors nous étions des esprits, êtres de lumière, et, maintenant, nous voilà de simples corps, malheureux, à bout de forces. Hélas! pour cette triste métamorphose, peu de chose a suffi : la vie sur mer, de la pluie et du vent. S'il est vrai que chaque homme porte en lui-même, comme sur un miroir, l'image du monde extérieur, depuis dix jours, cette image s'est troublée. Ce soir, il me semble qu'elle vient de s'éteindre.

Dans la chambre étroite et mal éclairée, les passagers sont assis autour de la table commune, et veillent tristement et en silence. On entend les cris de l'enfant que sa mère essaye en vain d'assoupir, et, à chaque coup de roulis, comme une plainte plus haute et monotone, le craquement du bois, qui souffre aussi et gémit. Quelle énergie humaine pourrait supporter des maux sans relâche et qui semblent ne plus avoir de ter me? La fatalité s'est acharnée aux planches qui nous portent, et chacune de ces mauvaises heures a pris notre gaieté et désespéré notre cœur. Les bruits du roulis, de l'eau qui retombe d'un bord à l'autre, les cris furieux de la tempête, sont devenus les compagnons impitoyables de notre vie.

Le maître paraît dans la chambre, tout ruisselant de pluie, et se penche au chevet du second. Il le prévient qu'il est quatre heures, que les rafales sont pesantes; que le temps s'annonce plus mauvais encore. Par les grandes brises de l'arrière, il se produit dans la cale une sorte de remous, et les vapeurs d'ammoniaque montent le

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long du vaigrage. - Seul, le second étendu sur sa couchette, le vi– sage enveloppé d'un mouchoir, essaye de lutter contre l'odeur du guano. Quant à nous, depuis deux heures, nous avons abandonné nos cabines. Le second paraît bientôt, et sa grande taille se dessine confusément sur les ombres qui commencent à s'affaiblir. Les deux silhouttes se rapprochent et se penchent un instant l'une vers l'autre. Puis, le nouveau chef de quart s'appuie contre les haubans d'artimon, contemplant tour à tour les voiles et l'horizon.

Une bande verdâtre, comme une déchirure dans le ciel, venait de paraître à l'est et annonçait la première aube. Les voiles, les vergues et les cordes se détachaient sur un arrière-plan noir comme l'Erèbe. La Stella semblait ainsi sortir de la nuit profonde, et, sous cette pâle et triste lueur, elle brillait d'une beauté solitaire. Le vent redoublait de violence à l'approche du matin : nous le recevions alors par la hanche de babord. Par moments, une lame se brisait sous le navire, en mugissant et en écumant. Il me semble que j'assiste encore à cette scène. Je m'approchai du second et lui souhaitai une bonne journée. Il regardait le grand perroquet, dont le mât ployait comme un arc. Depuis onze jours, nous le portions, et on tenait presque à honneur de ne pas le serrer. « Il vente trop pour lui, » me dit-il.

Il fit un mouvement, comme s'il allait parler encore. Mais, en ce moment, une main puissante m'enleva à dix pieds de haut. Il se fit un grand trouble dans mon esprit; je vis la mer bleuâtre qui bouillonnait et grondait, et je m'en allai, les mains étendues. Une lame balayait la dunette et nous jetait à la mer. Le second y fut lancé, sans avoir rien pu rencontrer qui l'arrêtât. Je fus plus heureux, et comme j'allais passer entre les haubans de tribord et la batayole, je pus me cramponner à une cage où nous conservions des pigeons de Guayaquil. Cet obstacle m'arrêta dans cette course épouvantable et courte qui avait la mort pour but. Le capitaine était déjà sur le pont; mais que pouvait-il faire ? Débarquer sa baleinière et l'armer? C'eût été condamner cinq hommes à une mort certaine. Il était brave et audacieux, cependant, ce marin qui avait chassé la baleine dans la mer d'Ochotsk, par des temps affreux, son navire à la cape. Mais ce fut une nécessité cruelle. Deux fois, nous vîmes notre infortuné compagnon luttant sur le dos monstrueux d'une lame : sa chemise de laine rouge le faisait reconnaître au milieu de cette lueur pâle qui courait sur la mer : deux fois, et puis la lame brisa, et tout disparut dans l'écume... Nous cherchions encore des yeux, nous serrant la main dans une douloureuse étreinte, atterrés et glacés d'horreur. Une heure après, nous fuyions devant le temps, maltraités par une mer affreuse qui détonnait contre les parois, à la moindre déviation du vent arrière. A huit heures, le pamper soufflant dans toute sa

rage, le vent sauta brusquement de six quarts sans diminuer de violence, et toutes nos voiles majeures furent emportées. En même temps, un paquet de mer énorme brisa les pavois, défonça la chaloupe, et, pénétrant dans la chambre et de là dans la cambuse, gâta le vin, le sucre, le café et nos vivres de campagne. Les cris d'épouvante des passagers qui se croyaient à leur dernière heure, le bruit de l'eau qui pénétrait dans les cabines et partout, celui des lambeaux de toile qui s'agitaient en claquant et en ébranlant la mâture, remplissaient l'âme de pitié, de crainte et de confusion. Un sentiment dominait cependant tous les autres, c'était l'incertitude. Nous perdions le souvenir des ouragans que nous avions vus; et chacun se demandait, à ces redoublements de rage, jusqu'à quel point la tempête irait ainsi croissant, et quand enfin elle s'arrêterait. Le pamper cessa d'augmenter cependant : puis il diminua, et, trois jours plus tard, nous nous trouvions sur une mer tourmentée, avec de vieilles voiles qu'on avait mises en vergue. C'était de la toile brûlée par le soleil, et il ne fallait pas compter sur elle. Sans vivres et sans voiles, à trois mille lieues du but, nous ne pouvions penser à continuer notre route en droiture. Le capitaine rassembla les hommes de l'équipage à l'entrée de sa cabine : ils arrivèrent et se groupèrent dans des poses bourrues et embarrassées, aussi gênés devant cette niche, dont rarement ils franchissaient le seuil, que dans un salon doré. Wilhem Olfus leur exposa succinctement la nécessité de la relâche : elle fut résolue sans commentaire. Cette formalité, qui donne de l'importance à chacun des membres de cette petite troupe, est obligatoire; elle est toujours consignée dans les transactions d'argent. Le capitaine désigna lui-même Bahia: c'était un port de ressource, où nous devions trouver des rechanges, et il offrait l'avantage d'être moins sous-venté que Rio-Janeiro.

Une fois encore, nous changeâmes notre route, et, après bien des contrariétés qu'il faut taire, de peur de faire ressembler ces souvenirs de voyage à un livre de loch, nous vîmes circuler à l'horizon les lignes noires et précises des côtes du Brésil. Et la nuit suivante, comme les deux cabiilots de cuivre sonnaient minuit, à la façon des marins, nous doublions le phare de San Antonio. C'était par un temps d'orage: les grains se succédaient de quart d'heure en quart d'heure, chargés de parfums irritants et doux. Et jamais les essences de rose et de jasmin versées sur la tête d'un esclave par la plus belle favorite de Rachid ne produisirent une volupté plus délicate et plus délicieuse que ces ondées parfumées sur nos fronts chargés de sel. Elles apportaient l'odeur de la terre, et notre cœur s'attendrit.

LEOPOLD CONSTANTIN.

(La le partie prochainement.)

RELATIONS DIPLOMATIQUES

ET COMMERCIALES

DE LA RUSSIE AVEC LA CHINE

I

On a fait trop d'honneur au Cosaque Iermak en l'appelant le Christophe Colomb de la Sibérie : il n'en fut que le Pizarre. Les riverains du Volga ont connu de tout temps les vastes territoires arrosés par l'Obi; des populations de même origine habitaient d'ailleurs des deux côtés de l'Oural, chaine d'une élévation médiocre, qui peut être franchie sans difficulté sur beaucoup de points; des relations actives s'étaient établies entre les Sibériens et les marchands de Novgorod pour le commerce des pelleteries, et l'on connaissait, dès le XV siècle, les richesses minérales de la région trans-ouralienne; si bien qu'on vit arriver à Moscou, en 1493, un aventurier allemand qui sollicitait l'autorisation de visiter les bords de l'Obi, afin d'en explorer les gîtes aurifères. Une famille tartare de la horde d'Or, convertie au christianisme, et devenue célèbre sous le nom chèrement acquis de Strogonoff1, développa les communications déjà créées, et deux de ses membres, d'accord avec le gouvernement russe, avaient médité la conquête de la Sibérie. La réalisation de ce projet était réservée à un chef de brigands et de pirates, lermak, qui ravageait, dans la seconde moitié du XVIe siècle,

'Le chef de la famille des Strogonoff, baptisé sous le nom de Spiridion, fut fait prisonnier dans un combat, par ses anciens coreligionnaires. Irrités de sa défection, les Tartares lui infligèrent le plus horrible des supplices: ils le rabotèrent jusqu'à ce qu'il eût rendu le dernier soupir. Pour perpétuer la mémoire de ce martyre, les Russes donnèrent à son fils le nom de Strogonoff, du mot strogo, rabot. Cet événement remonte au XIV© siècle.

2e s. TOME X.

7

les rives du Volga et de la mer Caspienne. Fuyant avec ses compagnons devant le tsar Ivan IV, Iermak remonta, vers 1580, la vallée supérieure de la Kama, traversa bientôt l'Oural, et, favorisé par un des Strogonoff, attaqua résolument les populations sibériennes. Les armes à feu produisirent parmi les indigènes une indicible impression de terreur, dont il sut habilement profiter. Il renversa au pas de course le khanat tartare de Sibir, porta au loin ses conquêtes, et fit hommage au tsar de toutes les contrées qu'il avait soumises. Le bruit de cet événement fut à peine entendu dans notre Europe. Un jour, pourtant, l'entreprise aventureuse d'lermak accroîtra, dans d'énormes proportions, la richesse et la puissance de la Russie, et mettra les deux tiers de l'Asie aux pieds des successeurs d'Ivan le Terrible.

Iermak ne fit qu'inaugurer l'œuvre des Cosaques. Audacieux, rapides, infatigables, se pliant à tous les régimes, s'acclimatant avec une facilité merveilleuse sous les glaces du Nord et dans les steppes brûlantes du Midi, les Cosaques sont tout à la fois les pionniers de la puissance russe et l'avant-garde de la civilisation qui commence à déborder de l'Europe sur l'Asie. Un siècle à peine s'était écoulé depuis la conquête de la Sibérie, et, marchant jusqu'à ce que la terre vint à manquer, ils avaient établi leurs stanitzas sur les plages lointaines du Kamtchatka, à trois mille lieues de Saint-Pétersbourg. Ils y seraient arrivés dès le milieu du XVIIe siècle, si le hasard des découvertes leur eût révélé plus tôt l'existence de ce pays; car, entraînés par leur instinct et poussés par la voix du maître, ils suivaient de près les promischlėmis, ou chasseurs russes, qui, s'élançant avec passion dans cet Eldorado des riches fourrures, parvenaient sur les rivages de l'océan Pacifique en 1617, sur les frontières de la Daourie en 1639, et sur l'Argoun en 1644, pour descendre, deux ans après, l'Amour jusqu'à son embouchure. Vers la même époque, la ville de Sélenghinsk s'élevait sur la Sélenga, au sud-est du Baïkal, et celle de Nertchinsk sur l'Onon, un des affluents supérieurs de l'Amour. Les marchands moscovites, réunis en caravanes avec les Boukhariens, traversaient en même temps le pays des Khalkas et le grand désert de Gobi, pour aller échanger à Péking les pelleteries sibériennes contre les produits chinois.

La Russie et la Chine commençaient à se connaître. Ces deux grands empires s'étaient trouvés tout à coup en contact sur une étendue de mille lieues en droite ligne, et de deux mille, si l'on tient compte des sinuosités des frontières, vaguement déterminées par la direction des montagnes et le cours des rivières. Les chasseurs, avides de butin, franchissaient souvent les limites, et les Cosaques, pour les protéger, occupaient sur l'Amour une ligne de postes fortifiés. Le plus important était Albasin ou Yaksa, petite ville fondée par un capitaine russe d'léniseïsk, forcé de chercher son salut dans la fuite, après avoir tué un voïvode qui avait déshonoré sa sœur. La garnison d'Albasin avait de fréquents démêlés avec les sujets chinois, qui détruisirent la ville en 1658; elle fut rebâtie en 1664-1665, et deux tribus, les Solons et les Tahours, durent abandonner leur territoire pour se retirer sur le Soungari. La dynastie des Taï-Thsing, qui régnait sur une partie de la Chine depuis 1616, était originaire de ces contrées. Elle ne pouvait, sans colère, voir les barbares Oros (c'est le nom donné aux Russes par les Chi

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