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tirer des larmes héroïques de tous les yeux. Quel spectacle pour ce petit peuple libre et vainqueur; Marathon représenté à quelques milles du champ de bataille, et Salamine, répété sur les mêmes flots qui l'avaient vu ! Ce n'est pourtant point ce que fit Eschyle. Lui, le poète hardi, l'inventeur audacieux, le créateur de Prométhée, qui avait fait la guerre aux dieux, il repousse comme indigne de l'art ces représentations matérielles, et il se contente de montrer la veuve de Darius pleurant sur les malheurs de sa race et de sa patrie. Voilà l'idéal, voilà l'instinct vrai, le sentiment délicat de la littérature et de l'art, tel que le possédaient les Grecs et tel qu'ils l'ont transmis aux poètes français du grand siècle. Ils préféraient les passions personnelles aux passions nationales, comme plus dramatiques, et les hommes aux peuples, comme plus directement émus et plus naturellement responsables. Ils comprenaient qu'un peuple est un être multiple chez qui il est fort difficile de saisir la passion dominante, et surtout fort dangereux de l'encourager. Ils savaient que la grandeur imposante des foules peut saisir l'esprit, dans une circonstance exceptionnelle, et même provoquer l'enthousiasme; mais, en même temps, ils étaient convaincus que, pour attacher, émouvoir, entraîner, il faut des personnages uniques, des caractères simples, des hommes, ou, si l'on veut, des héros. Ceux-là au moins peuvent suivre une ligne invariable, rester fidèles à eux-mêmes, à leurs vices ou à leurs vertus; être nommés d'un nom unique, et laisser d'eux une opinion immuable; mais les peuples!..... C'est pourquoi ils appartenaient plus spécialement à Aristophane et demeuraient dans le domaine de la Comédie. Pour ce qui nous regarde, il me semble que notre seule tragédie des Perses, à nous, ce sont les batailles de la Révolution française, et où est l'Eschyle qui l'écrira? En attendant, il ne faut pas trop accuser ceux qui préfèrent les petites satires de mœurs politiques aux grands drames militaires, et aux Etapes de la Gloire, un pauvre petit vaudeville comme la Foire aux Idées.

Cette riante imagination grecque dont tant de gens médisent, on la retrouve partout, et elle égaye tout ce qu'elle touche. La direction du Vaudeville vient de reprendre les Filles de Marbre avec le prologue athénien que les auteurs y avaient mis d'abord et que l'on avait jugé à propos de supprimer. Ce prologue est peut-être ce qu'il y a de plus curieux dans l'ouvrage ; il mêle l'attrait idéal du lointain et de la fable aux réalités du présent: il jette comme un reflet d'apologue sur toutes ces vérités repoussantes. En voici l'idée : Phidias a promis et vendu d'avance trois statues à Gorgias, riche bourgeois d'Athènes. Les statues terminées, il en devient amoureux et refuse de les livrer à l'acheteur qui les réclame. Elles sont si belles! Aspasie surtout, la plus brillante de ces trois Grâces, pour le buste desquelles trois courtisanes ont posé! Diogène, choisi pour juge, déclare que les statues doivent appartenir à celui des deux qu'elles suivront : « Je suis le sculpteur, dit Phidias. — Je suis l'acheteur, répond Gorgias. Je suis l'art.- Je suis l'argent. » A ce mot, les trois statues : Aspasie en tête, suivent d'elles-mêmes le bourgeois athénien, et Diogène de s'écrier: « Les voilà bien, toujours les mêmes, les filles de marbre, courtisanes du passé, courtisanes de l'avenir. »

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Tel est le trait d'union et le mot essentiel qui rattache le prologue à la pièce, Diogène à Desgenais et Aspasie à Marco. Les auteurs semblent avoir eu à cœur de prouver que les deux types qu'ils mettaient en scène n'étaient point complétement nouveaux. Et, en effet, le misanthrope et la courtisane sont de tous les temps. C'est donc simplement les trois formations de ces deux personnages et leur rôle dans la société moderne que les auteurs des Filles de Marbre ont étudiés. Il faut le remarquer dans l'intérêt de la morale : l'homme a gagné ce que la femme a perdu, et Desgenais est aussi supérieur à Diogène qu'Aspasie est supérieure à Marco. Diogène n'aime rien, Desgenais s'attache de tout son cœur à Raphaël et à Marie; Diogène vit tout nu dans un tonneau, Desgenais s'habille convenablement, habite un hôtel confortable, et va au bois dans des voitures de remise.

Les auteurs ont fait de lui un journaliste, rédacteur en chef de la Lanterne Indépendante, ils ont eu raison; c'est un point de contact avec le philosophe grec. Le journal de Diogène, c'est la lanterne; c'est à elle qu'il confie ses mots, c'est sur elle qu'il les fait, et peut-être qu'il les écrit. Mais il n'a pas plus d'esprit que Desgenais, quoique Athénien, ni moins de vanité. Tous les deux aboient et mordent, mais avec les différences que la civilisation met entre les chiens; tous les deux se croient fort audessus de l'humanité qu'ils déchirent; tous les deux se sont salis à la boue qu'ils accusent; Diogène a été l'amant d'Aspasie, comme Desgenais l'a été de Marco; mais Diogène le crie sur les toits, tandis que Desgenais s'en souvient à peine; celui-ci sait encore respecter les honnêtes gens que l'autre bafoue; enfin une différence profonde, capitale, qui tient au temps et aux mœurs où ils ont vécu, sépare Diogène et Desgenais. L'un cherche un homme et l'autre cherche une femme; l'objectif de la lanterne a changé. Pour Diogène, l'homme seul représente l'humanité; pour Desgenais, la femme y joue le principal rôle ; entre les deux cyniques, il y a l'émancipation d'un monde.

Si Aspasie l'emporte sur Marco, ce n'est point assurément par le cœur ; elle n'en possède ni plus ni moins à Athènes que ses descendantes n'en ont à Paris; mais elle a de l'esprit et surtout un sentiment exquis des beautés de l'art; un goût parfait; elle est Athénienne en cela, digne d'inspirer Phidias et d'être aimée de Périclès. Elle est bonne, elle est belle surtout, belle comme Vénus, à qui elle s'est consacrée. Mais Marco! qu'est-ce que Marco? Ni bonne, ni belle, ni spirituelle, ni bien élevée, ni artiste, car elle chante tout au plus dans les chœurs; mais vaine (et Aspasie l'est si peu), mais avare (et Aspasie est si prodigue), n'ayant rien enfin que de petit, même ses passions, et incapable de comprendre autre chose que le bruit argentin de la bourse d'autrui. Voilà la courtisane parisienne, telle que l'a peinte, avec beaucoup d'énergie, M. Barrière; il ne lui a donné ni bons élans, ni fierté, ni repentir; elle est faite toute d'une pièce, comme on dit, mais d'une pièce de monnaie; l'Athénienne la dépasse de vingt coudées. Néanmoins, elle restera au théâtre avec Desgenais, son compère; parce qu'elle est vivante, contemporaine, prise au cœur même de la société parisienne, dont elle est un des types principaux, et que peut-être

aucune création aussi brutalement puissante n'a paru sur la scène depuis vingt ans.

C'est elle, c'est Marco qui a succédé à Musette, à Mimi, à tous ces fantômes de grisettes folles que le Vaudeville évoquait encore l'autre soir, si gais, si charmants, si spirituels, mais qui, comme leur Vie de Bohême, ont le malheur de n'être plus que des ombres. Plus heureux, l'homme a survécu; l'artiste, tel que l'a peint Mürger, existe encore; mais combien changé ! combien déchu! Schaunard. Colline, Marcel, Rodolphe sont toujours pauvres, mais ils sont tristes; l'insouciance a disparu, et la misère est restée. Ce n'est pas précisément la vertu qui est remontée au ciel lorsque la dernière grisette est morte; mais c'est la gaieté; ce qu'il en restait ici-bas a été enterré dans le cercueil de Mimi Pinson. J'ai peur qu'on me juge trop léger et qu'on me cherche querelle pour avoir dit deux mots de cette pauvre Vie de Bohême avec laquelle il est pourtant juste de compter. Son royaume, je le sais, n'est pas du monde sérieux; ses personnages se refusent à devenir collets-montés, ses traits d'esprit effrayent les revues graves; mais elle procure de si douces jouissances à ceux qui la pratiquent, et même elle a fait tant de plaisir à ceux qui l'ont lue, qu'il y aurait de l'ingratitude à lui dénier l'oraison funèbre que réclamait son trépas.

Une autre reprise importante est celle de Paméla Giraud, au Gymnase. Paméla Giraud, qui appartenait au répertoire de la Gaîté, n'est peut-être pas la meilleure comédie de Balzac, mais c'est une des mieux conduites: il est vrai que Bayard y a travaillé. Le sujet en est simple: Une pauvre ouvrière, la fille d'un portier, aime un fils de famille, qui la paye de retour. Ce jeune homme a trempé dans une conspiration, et encouru la peine capitale; il sera condamné, s'il ne peut prouver clairement où il a passé certaine soirée compromettante; et c'est Paméla qui, au prix de son honneur, lui procure un alibi. Elle s'avoue coupable et ne l'est point; elle déclare au tribunal que l'accusé a passé la nuit chez elle; elle se perd en le sauvant. Et ce sacrifice odieux, Paméla Giraud l'accomplit d'elle-même, par amour, par grandeur d'âme, par un pur instinct de dévouement. Aussi les parents de celui qu'elle aime lui offrent-ils une très forte somme d'argent pour récompense. Elle refuse avec indignation, et l'avocat qui a conduit l'affaire use d'un subterfuge qui réussit pour ramener à de meilleurs sentiments toute cette noble famille. Il déclare que Paméla est accusée de faux témoignage; que, par crainte de la justice, elle pourra bien se rétracter; que la famille entière sera sans doute accusée d'avoir voulu la corrompre, et que le jeune homme finira par être condamné moyennant quoi, les parents atterrés accordent leur fils à la vertueuse Paméla.

Dans plusieurs passages de cette comédie mélodramatique, on reconnaît la griffe d'un maître dont le génie était moins à l'aise au théâtre que dans le roman. Le nœud de l'intrigue est très fort, mais quelques scènes sont empreintes d'exagération, celle, par exemple, où l'ingrate famille du jeune conspirateur croit s'acquitter avec Paméla en lui offrant une fortune. La scène où Pamela se détermine à l'aveu qui la déshonore est d'une grande beauté, mais sort complétement du ton de la comédie. En général, le dé

faut de la pièce consiste précisément dans une fàcheuse confusion de deux genres opposés, le drame et le vaudeville. On la trouvait trop gaie pour la Gaîté on la juge trop triste pour le Gymnase. Il faut convenir qu'elle y obtient beaucoup de succès, et fait verser par conséquent beaucoup de larmes. On pourrait la comparer, sous plus d'un rapport, avec certaines pièces de Diderot, où les traits de sentiment abondent, sans préjudice des traits d'esprit. Mais il y a bien plus d'unité et de suite dans Vautrin, dans Mercadet et surtout dans la Marâtre, que le Vaudeville promet de reprendre bientôt; Pamela Giraud suffirait néanmoins à témoigner des qualités dramatiques du génie de Balzac, qualités que lui ont déniées, avec persévérance, tous ceux que chagrinait sa royauté incontestable dans le

roman.

Le Baron de Fourchevif, un acte, au Gymnase, est une petite satire souvent recommencée, et toujours à propos, contre les bourgeois gentilshommes; nous n'en parlons que pour mémoire. Au même théâtre, Rosalinde, ou Il ne faut pas jouer avec l'amour, est une jolie et gracieuse comédie, qui part d'un esprit très distingué. M. Aurélien Scholl en est, dit-on, le principal auteur. C'est léger, svelte et pimpant. Rosalinde a deux amants, un jeune marquis et un vieux comédien. Au moment où elle va dîner avec le marquis, le comédien survient à l'impromptu et réclame sa part. Les rivaux mettent l'épée à la main, puis se ravisent, et, pendant une absence un peu trop prolongée de Rosalinde, mangent ensemble le dîner qui n'avait été préparé que pour l'un des deux. Il va sans dire que Lélio, le comédien, fait la leçon à son jeune ami, et quand revient Rosalinde, 1s deux amants lui jettent ensemble, avec des éclats de rire, la clef bienheureuse que chacun tenait de sa bonté. Ils s'en vont, bras dessus bras dessous, en chantant la chanson de Polichinelle, et voilà comment se fait l'éducation des jeunes gens ! Encore une fois, il y a de l'esprit et surtout de la grâce dans cette bluette, du sentiment aussi, mais tempéré par une petite pointe d'ironie qui contribue à en déterminer la valeur. Quand le marquis, édifié sur les trahisons de Rosalinde et sur la vertu des dames en général, fond en larmes tout à coup, on comprend que le pauvre enfant vient de perdre une grande et belle illusion, qu'il ne retrouvera jamais. M. Pierre Berton donne à ce personnage, tout palpitant d'amour, tout rougissant d'honneur, un charme d'adolescence qui attire et qui séduit.

J'arrive à la vraie nouveauté du mois, le Philinte de Molière, par Fabre d'Eglantine, que la Comédie-Française a eu raison de reprendre, quoique cinq actes en vers paraissent bien longs par un temps si chaud. On sait que, dans cette pièce, Fabre d'Eglantine prend l'optimiste Philinte sur la pente où l'a laissé Molière, et le conduit tout droit au gouffre de l'égoïsme. Je ne sais trop si Molière eut jamais l'intention de faire de Philinte un personnage odieux, et je ne le crois pas; mais ce n'est pas une raison d'en vouloir à Fabre d'Eglantine si, avec une perspicacité qui lui fait le plus grand honneur, il a poussé jusque dans les derniers retranchements de l'indifférence coupable cet homme qui a l'immense tort d'être content de tout. Dans sa pièce, Philinte est un égoïste plat et nul, qui refuse généreusement ses services à Alceste, et ne veut pas employer son crédit au gain

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d'un procès juste, il est vrai, mais dont les parties lui sont inconnues. Par un coup de théâtre très comique, il se trouve subitement être l'intéressé, et alors la crainte de perdre une somme assez ronde le rend aussi intrigant et actif qu'il était tout à l'heure égoïste et paresseux. La punition que lui inflige Fabre d'Eglantine est éclatante la sincère Eliante, sa propre femme, ne l'aime plus qu'avec une pointe de pitié, et l'homme aux rubans verts refuse de lui serrer la main. Ainsi l'auteur a pris soin de faire retomber le ridicule où Fénelon et Rousseau voulaient qu'on le rejetât : c'està-dire sur la prudence pusillanime de l'homme du monde, et non sur la fière âpreté du misanthrope.

Je l'avoue à ma honte, je suis pour Alceste contre Philinte, pour Fénelon et Rousseau contre ces âmes tempérantes et ces esprits modérés à qui le mari d'Eliante ne déplaît pas. Je ne croirai jamais que Molière n'eut pas un faible pour Alceste. Le caractère du misanthrope est exceptionnel, anormal et fort peu commun; pour le peindre, il ne suffit pas de l'avoir observé, car sur qui, je vous prie, l'observerait-on? Il faut presque l'avoir senti, il faut avoir eu ses heures de misanthropie, c'est-à-dire ces heures vraiment sombres où l'on déteste les hommes par un profond amour de l'humanité; or, quel est l'écrivain qui subit plus que Molière cette nécessité cruelle? Je crois vraiment le voir méditant et composant le Misanthrope : « Cet homme, se disait-il, qui crie sans cesse contre son prochain, qui hait le vice jusqu'au ridicule, et qui aime l'honnêteté jusqu'à la bêtise, ce fou qui est épris d'une Célimène, c'est moi. Bien fou je suis en effet, et l'on se moque de moi derrière mon dos, et Philinte a raison; mais je me punirai, mais je me mortifierai, je me flagellerai moi-même, et si j'ai rendu la vertu de quelqu'un ridicule, je me consolerai en songeant que c'est par modestie, par pitié pour ma pauvre personne; car, encore le dis-je, ce quelqu'un c'est moi, et cette vertu c'est la mienne. » Et c'est ainsi que l'auteur de Tartufe put être accusé par l'auteur de Télémaque d'avoir joué la vertu. Il n'en raille que l'excès, et encore ce fut par un certain sentiment de rage contre lui-même, et comme pour se punir d'être né trop mouton dans un siècle de loups. Mais l'homme de son choix et de sa prédilection secrète n'en était pas moins Alceste. Je ne puis mieux comparer Molière, doutant de lui-même, de son caractère, de sa vertu, et se rabaissant au profit d'un Philinte, qu'à ces hommes de génie, simples et naïfs comme on en a vu, qui demandent et suivent volontiers le conseil d'un niais dans les circonstances les plus importantes de la vie. On prétend que Molière avait trouvé l'original de son misanthrope dans certain personnage de la cour de Louis XIV; mais, s'il n'eût pas été misanthrope lui-même, c'est-à-dire extrême dans la charité, extrême dans la vertu, jamais il ne lui eût donné le vilain rôle ; il se défia d'un caractère qu'il sentait lui appartenir, et en railla doucement le travers, mais il ne le détesta jamais.

Que s'il fit ce sacrifice à un sentiment de modestie fort naturel chez les grands esprits de ce siècle, Fabre d'Eglantine l'en a bien vengé en se chargeant de draper Philinte comme il le mérite. Savez-vous ce qu'est Philinte? Philinte, c'est le père de Pangloss et qui a légué toutes ses vertus à son fils, l'homme de la joie quand même et du contentement universel, le dé

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