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CINQUIEME PARTIE1

XLIX

Cependant des symptômes graves se manifestaient à Venise, dans le Milanais, dans toute la Péninsule italique, dans l'Europe entière. L'Autriche, il faut bien le reconnaître, surveille avec un soin particulier ses possessions italiennes. Jamais tuteur amoureux et vieux n'entoura sa pupille de plus de précautions jalouses. Mais Almaviva, malgré Bartholo, glisse le billet à Rosine, et Chérubin, malgré le comte, parvient toujours à chanter la romance à Madame. Ni les douaniers, quoi qu'ils fassent, ne sont assez habiles pour arrêter les idées à la frontière, ni les sbires assez fins pour les saisir, et assez forts pour les conduire sous les plombs; donc, l'idée nouvelle, l'idée d'affranchissement, de liberté, d'indépendance nationale, pénétrait dans Venise, l'animait, la réveillait..... Elle allait bientôt faire un soldat de chacun de ses enfants, et soulever jusqu'à ses pierres. Une fois déjà, c'était après l'explosion parisienne de 1830, Venise avait tenté comme toute l'Italie de se reconquérir. Mais l'effort mal combiné n'avait point été couronné par le succès, et la reine des lagunes retomba meurtrie sous le talon des caporaux autrichiens. Vaincue, Venise fut punie de sa défaite comme d'un crime; le joug s'appesan

Voir 2e série, t. IX, p. 233 (livr. du 31 mai 1859; p. 425 livr. du 13 juin); p. 609 (livr. du 30 juin 1859); t. X, p. 30 (livr. du 15 juillet).

tit sur elle, et elle fut condamnée à sentir désormais la main de la police sur son cou. Jamais elle n'avait connu de plus mauvais jours. La délation fut comptée parmi les moyens de gouvernement; les lois fiscales épuisèrent la séve de la nation, et tarirent sa mamellė jusqu'au sang. On ferma la bouche à tout le monde, et la justice — qui n'était plus juste se rendit dans l'ombre. C'était l'abus incessant de la force point de liberté politique, il n'y fallait pas songer; pas de liberté civile; pas même de lois! partout l'arbitraire. L'Autriche avait pour elle la raison du plus fort. Venise se taisait et souffrait ; mais lentement, jour à jour, la haine grandissait dans son cœur ! --Ah! si la haine fut jamais légitime, c'est bien la haine des nations captives, car la domination de l'étranger résume tous les maux !

Il y a longtemps que l'Italie est opprimé par l'Allemagne ! et il y a longtemps aussi qu'elle hait ses oppresseurs!.... Ces Allemands, disaient les vieilles chroniques italiennes, ce sont des barbares! ils ne savent pas distinguer leur main droite de leur main gauche; ils n'ont ni jugement ni humanité : ce ne sont pas des hommes ! ce sont des chiens et des chevaux ! Aussi la colère déborde et l'émeute éclate. Bientôt l'empereur d'Allemagne ne peut plus pénétrer dans ses villes qu'après en avoir fait le siége; on regarde sa présence comme une calamité publique on lui oppose des insurrections continuelles, croissantes, furieuses! On attaque ses officiers, on rase ses palais; les municipalités finissent par le prier de bâtir hors des murs! Il faut dérober aux peuples jusqu'à la vue des Allemands......... de peur qu'ils n'éclatent !

Mais la haine de l'oppression ne suffit point pour vaincre les oppresseurs, et depuis plus de mille ans la race pesante des Germains répète à cette belle et triste Mignon la strophe à laquelle Goëthe a donné son rhythme immortel:

(

<< Connais-tu le pays où fleurit le citronnier, où l'orange d'or brille sous la sombre feuillée ? C'est là, c'est là que je voudrais aller! >>

Et ils y viennent, en effet, car, sans lui laisser ni trève ni répit, de siècle en siècle, l'invasion se renouvelle, sans jamais se consolider, sans jamais s'affermir, sans jamais s'assimiler la race vaincue mais non conquise! qui fatigue le monde de sa plainte éternelle. L'Italie est trop belle et trop faible! Depuis que Tibère et Néron, et le premier des Césars lui ont passé la chaîne au cou, les fers aux pieds, elle nous apparaît toujours sous l'image attristée d'une noble captive, éveillant le désir par ses charmes, et ne pouvant même repousser ceux qu'elle abhorre.

L'Italia fara da se fut l'erreur d'une âme généreuse. L'Italie a besoin qu'on l'aide.

Les autres cependant font dire par leurs hommes d'Etat que l'Italie

n'est qu'une expression géographique! Ils ne veulent pas que la race qui a su conserver la même foi, qui parle la même langue, qui a créé une littérature brillante et un art sans égal, ait su en même temps garder sa nationalité ! Et pourtant, malgré la mobilité des événements qui l'ont bouleversée, à travers l'étonnante variété des formes qui l'ont régie, la famille italienne s'est toujours reconnue à un certain fond commun, que rien n'a pu lui faire perdre. Depuis cette chute du monde romain, la plus grande catastrophe qui ait bouleversé l'humanité, il s'est développé au delà des Alpes, dans la Péninsule que baignent d'un côté l'Adriatique et de l'autre la mer Tyrrhénienne, une grande famille, ayant son caractère propre, et, quoi qu'en dise l'Autriche, son originalité vivace. Si les deux choses qui constituent et qui relient le plus fortement les éléments de la nationalité lui ont manqué, je veux dire l'union de ses enfants et l'indépendance vis-à-vis de l'étranger, sans relâche, avec une constance qui méritait peut-être une meilleure fortune, par la plume, par l'épée, sur les champs de bataille et dans les conseils, elle les a cherchées et poursuivies sans les atteindre. L'histoire de ses efforts est aussi longue que douloureuse : elle est écrite avec des larmes et avec du sang.

Mais longtemps, au milieu de l'Italic, Venise, retirée dans ses lagunes et protégée par les flots complices, avait mené une vie à part. A peine mêlée çà et là, par hasard et comme une ville secondaire, aux batailles de la Lombardie, elle restait inconnue, pour son bonheur, à l'Empereur et au Pape. Et quand tout à coup elle apparut aux yeux du monde, selon la belle image d'un de ses poètes, ancrée au Rialto, chargée de proies, de richesses et de symboles, pareille à un navire qui serait entré dans le port pendant la nuit au retour d'un long voyage dans les régions fabuleuses de l'Orient, avec ses emblèmes étranges et ses costumes antiques, elle était déjà assez forte, grâce peut-être à son système de gouvernement bizarre et compliqué, pour résister à ses ennemis naturels, et trop prudente pour se commettre avec des alliés suspects. Inaccessible aux interventions comme aux influences extérieures, compacte, armée, défiante, elle réussit à garder son indépendance, son doge, son aristocratie, institutions robustes chez elle, mais partout ailleurs mises au ban du saint-siége comme du saint-empire, - ces deux grandes souverainetés du monde au moyen âge.

Quand les autres cités, pendant l'ère des Podestats, se livrent aux plus affreuses guerres civiles, de palais à palais, de maison à maison, Venise, au contraire, par une sorte d'instinctive horreur de toute violence, repousse bien loin cette barbarie turbulente, et impose la paix à tous les membres de son corps social. Aussi, chez elle, point de tours, point de créneaux, point de meurtrières, rien, en un mot, de cet ap

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pareil de guerres civiles dont nous voyons encore les grands vestiges dans toute l'Italie; mais, au contraire, de larges fenêtres recevant l'air et le soleil, et des balcons aux fines sculptures sur lesquels les femmes se penchent pour écouter les concerts qui passent.—Que lui importent à cette reine de l'Adriatique, à cette dominatrice de l'Orient soumis, que lui importent les mouvements de Padoue, les exploits de Vérone, les insurrections de Florence, les victoires du César allemand, ou les échecs du Saint-Père ? N'a-t-elle pas pour elle son conseil des Dix, qui, en s'éternisant, devient son chef et son seigneur, mais qui sait du moins lui garantir sa paix au dedans, cette chose rare en Italie, et cette indépendance au dehors, que l'Italie ne connaît plus! Où les autres se battent, elle se contente de voter. Elle a devancé le jeu régulier des institutions modernes. — Ceux qui voudraient l'asservir s'arrêtent en frémissant au bord de ses lagunes, et si Barberousse et le superbe Alexandre III pénètrent jamais dans ses murs, ils y viendront comme des hôtes, et non point comme des maîtres! — Aussi est-ce merveille de voir à quel point Venise surprend et éblouit l'Europe! L'Europe ne comprend rien mi à cette force qui se contient, ni à cette stabilité qui n'exclut point le progrès, qui ne se dédit jamais d'un mot, qui ne recule jamais d'une ligne, ni à cette politique que le résultat obtenu ne détourne point de celui qu'il faut obtenir encore. Mais tout se pétrifiait chez elle dans des institutions immuables; tout s'y disposait avec la symétrie solennelle et les formes hiératiques d'une cérémonie religieuse, et elle était tout à la fois protégée et dominée par ce pouvoir occulte, collectif et permanent qui surpassa en profondeur toutes les diplomaties du monde. Grâce à lui, et le redoutant et l'invoquant tour à tour, tour à tour craintive et rassurée, bravant les ennemis du dehors et tremblant chez elle devant ses serviteurs au zèle trop farouche; sombre au fond, frivole à la surface, vivant dans la fête étincelante et troublée d'un carnaval perpétuel, et portant le masque six mois de l'année, comme si elle en eût besoin pour dissimuler,-secouant ses grelots et feignant l'ivresse du plaisir sur un sol qui renferme des prisons au-dessous du niveau de la mer, — Venise, alors même que l'inévitable déclin qui attend toutes les choses humaines commença de l'entraîner; quand la décrépitude de l'Orient pesa sur une aristocratie qui avait besoin de se renouveler et qui ne se renouvelait pas, par la force de ses institutions, comme cès vieilles tours qui penchent toujours et qui ne tombent jamais, - seule de toutes les villes d'Italie, Venise resta debout et entière jusqu'à la fin du dernier siècle sans avoir été entamée par l'Allemagne. Il ne fallut pas moins que la chute du vieux monde pour entraîner la sienne!

Un peu plus tard, à la suite des grands changements qui signa

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lèrent la fin du premier Empire français, quand la carte d'Europe, après vingt ans de guerre, fut déchirée à coups de baïonnettes, et refaite à coups de plumes diplomatiques, il y eut des nations qui se sentirent plus heureuses. L'ordre nouveau leur devenait plus clément leurs franchises s'accrurent; celles de l'Italie diminuèrent. L'esprit moderne qui soufflait autour d'elle ne la pénétra point; l'Autriche se mit entre elle et le monde, et elle ne connut la liberté que par le désir. Ce désir devint passion. Les tentatives du moyen âge se renouvelèrent, et furent réprimées plus sévèrement encore. L'Italie ne fut plus qu'une citadelle et une prison; et, par une dérision amère de la fortune, ce fut précisément la ville qui avait gardé son indépendance avec un soin plus jaloux et un souci plus fier, qui fut la plus cruellement asservie. Ai-je besoin de nommer Venise, et Milan après elle?-Nulle part, la compression ne fut plus impitoyable. Mais, dans leur âme ulcérée, Venise et Milan gardèrent à leurs vainqueurs une rancune immortelle. - La France, j'aime à le croire, la France n'a jamais su ce qui se passait alors en Italie. Silvio Pellico, dont le beau livre fut comme le soupir de sa patrie, marche d'un pas calme et libre à la conquête de la perfection chrétienne, entre une double haie de bourreaux. Mais les récits du Spielberg et des Plombs n'avaient pas atteint le but de l'auteur. Au lieu de conduire à la résignation, ils avaient enfanté la colère. Chacune des paroles du martyr, malgré lui, avait jeté comme un germe de révolte dans le sein des jeunes générations. Le germe couvait. Le ciel de l'Italie portait un orage dans ses nuées sombres. L'orage n'éclatait pas encore, mais il grondait sourdement. Chaque jour voyait une manifestation nouvelle. Tantôt c'était la cocarde italienne clouée aux grands mâts de pavillon de la place Saint-Marc, sur lesquels la république arborait jadis ses bannières ; tantôt c'était une proclamation anti-autrichienne, glissée, pendant la nuit, sous la porte des palais comme des plus humbles maisons. Il y avait une aspiration dans toutes les poitrines, une espérance dans toutes les âmes, un désir dans tous les cœurs! Des réunions de patriotes, toujours prêtes à changer d'asile pour dépister les sbires, entretenaient le feu sacré : une étincelle suffit pour allumer un incendie. Des questions industrielles amenèrent les premières discussions publiques. En révolution, il n'y a pas de petites choses. On voyait que Vienne voulait ruiner Venise au profit de Trieste, son port privilégié : on se groupa autour d'un comptoir; une question de chiffres devint une question politique, et le commerce, pour la première fois, servit de déguisement au patriotisme.

Mais, quand les révolutions se font ainsi, elles sont nécessairement conduites par les mains bourgeoises qui ont l'habileté et la pratique des affaires et non pas par l'aristocratie. L'aristocratie est admi

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