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En ce qui touche plus particulièrement la Vita Merlini, la vie sauvage du devin dans la forêt de Calédonie nous fournit un critère sûr pour dénoncer l'imitation du poème de Gaufrei. Nous avons vu, en effet (1), que l'idée de priver Merlin de sa raison et de le faire vivre dans les déserts de Calédonie, est sortie de l'imagination de Gaufrei; elle lui a été suggérée par les récits concernant Lailoken. Or les poèmes gallois ne nous montrent rien qui puisse nous faire croire que leurs auteurs aient connu Lailoken.

Le contraire a paru certain, au moins pour l'une de ces compositions, le Kyvoesi ou Dialogue de Myrddin avec sa sœur Gwendydd. A la strophe III, Gwendydd interrogeant son frère, s'adresse à lui en ces termes (2) :

Kyvarchaf ym llallogan

Vyrdin, gwr doeth darogenyd, etc.

Je demanderai à mon llallogan

Myrddin, homme sage et prophète, etc.

On a voulu expliquer ce mot llallogan par « frère jumeau (3). » On l'a rapproché de Lailoken ou Laloicen, et certains ont vu dans ce dernier un nom propre et un synonyme de Myrddin (Merlin) (4). Cette interprétation est ingénieuse, mais complètement erronée. Dans le Kyvoesi, llallogan n'est pas un nom propre, c'est un adjectif. Il correspond exactement au llallawc des strophes IX, XI, etc., dont il constitue le diminutif (5).

(1) Voy. plus haut, p. 346-347.

(2) Skene, II, 218; 1, 462.

(3) Stephens, 199-200, 202; Skene, I, 462; II, 424. Remarquons d'abord que si llallogan a pris ce sens de « jumeau, » c'est récemment. Il n'en existe pas d'exemple ancien. Selon M. Ward (art. cit., 512), on le rencontre pour la première fois avec ce sens dans le dictionnaire d'O. Pughe en 1793.

(4) Voy. Price et Evans dans (Skene, II, 424; Stephens, 199 et 210; La Villemarqué, Myrdhin, 68; La Borderie, loc. cit., 127; Ward dans Romania, XXII, 1893, 511-512; Phillimore dans Y Cymmrodor, XI, 47-48. La conséquence de ce système serait, non pas que la Vie de Merlin est imitée de celle de Lailoken, mais l'inverse.

(5) Ceci, et ce qui suit, a été établi par M. d'Arbois de Jubainville dans son important compte rendu de l'article de M. Ward (Revue celtique, XV, 1894, 240-242).

Gwendydd, chaque fois qu'elle interroge Myrdhin, emploie un terme affectueux. Treize fois c'est brawt « frère », mais à quinze reprises ce mot est remplacé par llallawc « mon autre (moimême) », terme dérivé de llall « autre. » Le llallogan de la strophe III est un terme hypocoristique. Il n'a rien à faire ici avec le nom d'homme Laloiken (1).

Ainsi donc, nos quatre poèmes gallois n'ont pas connu Lailoken. La conséquence rigoureuse c'est que, lorsqu'ils parlent de la vie sauvage et démente de Myrddin dans la forêt de Calédonie, ils s'inspirent de la Vita Merlini de Gaufrei (2). Or ils en parlent. Ainsi, dans les Avallenau, Myrddin dit à la strophe IV: «< j'ai dormi seul dans la forêt de Celyddon » et à la strophe VII il rappelle ses longues souffrances en ce lieu et la perte de sa raison (3). Dans le Kyvoesi il dit aux strophes XX et XXI que sa raison s'est enfuie avec les esprits de la montagne (4) (de Calédonie). Il est encore question de ces esprits de la montagne, compagnons du solitaire, dans le Gwasgargerdd (5)

(1) Il est fort possible, du reste, que Lailoken soit pour Lalocan et que ce nom propre dérive de la même racine que llallogan. M. Phillimore (loc. cit.) signale le nom de femme Lalloc ou Laloca dans la Tripartite life of S. Patrick (éd. Stokes, pp. 82 et 367). M. Ward (loc. cit., 511-512) trouve dans le Cartulaire de Redon (p. 125 et 363) les noms d'homme Lalocan et Lalocant. Mais, encore une fois, ce sont des noms propres, alors que le llallogan du Kyroesi est un simple adjectif.

(2) Le cas du Dialogue de Myrddin et Taliesin est différent. Dans la strophe XI et dernière il est bien question de la forêt de Calédonie, mais il ne s'agit pas de Merlin lui-même. Celui-ci rappelle que « sept fois vingt braves (litt. généreux) ont été chez les ombres. Dans la forêt de Celyddon ils ont trouvé leur fin. » C'est une allusion à une lutte ancienne dans cette partie de la Bretagne, peut-être la même que rapporte Nennius comme la septième des grandes batailles d'Arthur: « septimum fuit bellum in silva Celidonis, id est Cat Coit Celidon » (cap. 56, éd. Mommsen, p. 199). Ces derniers mots indiquent bien que cette bataille était célèbre, puisque l'auteur éprouve le besoin de donner son titre en gallois. L'allusion à cette lutte est un trait d'archaïsme à ajouter à ceux que nous avons déjà relevés dans ce Dialogue. Voy. p. 514, note 4.

(3) Skene, II, 19, 20; trad. I, 371, 372.

(4) Ibid., II, 220; trad. I, 464. Remarquer encore dans le même poème la strophe VIII: Myrddin annonce à sa sœur que a après demain Rhydderch Hael ne sera plus. » On se rappelle que dans la Vita Merlini, Merlin annonce à sa sœur que, rentrée à la cour, elle trouvera mort son mari Rodarchus (Rhydderch). Voy. p. 329.

(5) Skene, II, 237; trad. I, 481.

(str. XXVII) et les Avallenau (1) (str. VII); dans les Hoianau (str. II, X, XVII, XXIV), les allusions aux souffrances qu'il a endurées (2) sont à rapprocher de la description de son existence hivernale dans la Vita Merlini (3). Il apparaît donc que quatre au moins de ces poèmes gallois sont non seulement postérieurs à cet ouvrage mais encore inspirés de lui.

IV

Est-ce à dire que tout dans ces poèmes dérive de Gaufrei de Monmouth? Nous ne le pensons pas. Nous croyons au contraire que celui-ci a utilisé d'antiques traditions galloises, écrites ou orales, mais elles ne nous sont pas directement parvenues. Nous ne pouvons que les deviner à travers Gaufrei et les pseudo poèmes merlinesques gallois eux-mêmes.

Il est clair, en effet, et par la seule étude des noms propres, que ces derniers n'ont pas dû au seul Gaufrei la connaissance de Merlin, de Ganiede, de Rodarchus, de Guennolous, etc. Et la preuve c'est que, bien que Gaufrei défigure ces noms, les poèmes gallois les rétablissent sous leur vraie forme et disent Myrddin, Gwendydd, Rhydderch, Gwenddoleu, etc.

Il est bien certain que Myrddin était connu des Gallois, du moins en tant que poète (4), et on a très bien expliqué pourquoi Gaufrei avait légèrement déformé son nom (5). La transformation de Gwendydd en Ganiede reste, en revanche, inexpliquée.

(1) Ibid., II, 20 ; trad. I, 372. Quoi qu'en dise M. Phillimore (dans Y Cymmrodor, VII, 117), il n'est point question de ces « mountain spirites » dans la dernière strophe du Dialogue de Myrddin et Taliesin, mais des guerriers tués à la bataille de Celyddon, ce qui est tout différent (Cf. p. 519, note 2).

(2) Skene, II, 21; trad. I, 483, 485. (La neige me montait aux genoux... les glaçons pendaient à mes cheveux, etc.).

(3) Vers 84 sqq., 150 sqq., 570 sqq.

(4) Cf. plus bas, p. 535, note 2.

(5) Il a reculé devant le Merdinus que lui eût fourni une transcription trop littérale du gallois Myrddin (prononcé Merthin). Voy. G. Paris, art. cit., Romania, XII, 1883, 376.

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Gwendydd était-elle sœur de Myrddin (1) dans les traditions galloises? C'est assez probable, mais seulement probable, et je n'ose décider si ce sont des poèmes gallois qui ont donné à Gaufrei l'idée de faire vivre et converser Ganieda avec son frère, ou si c'est lui, au contraire, qui est leur inspirateur.

Thelgesinus, la chose n'est pas douteuse, c'est Taliesin << front brillant »(2), le plus célèbre des antiques bardes bretons. Les Gallois mettaient sous son nom un recueil de 56 poèmes, intitulé le Livre de Taliesin (3). Une grande partie a été fabriqué au XIIe siècle (4), mais quelques-unes de ces compositions, les unes d'un caractère certainement mythique, les autres historiques (5), peuvent remonter au IX ou X° siècle (®). La réputation de Taliesin était telle que Gaufrei n'a point osé l'éclipser com

(1) Elle apparaît comme sœur de Myrddin dans les Avallenau, str. V et VI; les Hoianau, str. XV; le Gwasgargerdd, str. XXVII; le Kyvoesi tout entier. Dans les Avallenau, elle semble désignée par une périphrase comme la femme de Rhydderch à la strophe V: « Je suis odieux, dit Myrddin, au plus fidèle serviteur de Rhydderch, car j'ai ruiné son fils et sa fille. » Ce vers est du reste pour nous incompréhensible.

(2) Encore une déformation due à la fantaisie de Gaufrei. On trouve bien Talgesin et Talgesinus dans le Cartul. de Quimper, à côté de Taliesin (Voy. Loth, Mabinogion, I, 90, en note). Mais le g n'a certainement que la valeur de la spirante y. Au IXe siècle, Nennius écrit Taliessin (chap. 62, éd. Mommsen, p. 205). (3) Skene, II, 108-217. La traduction au t. I est due à Robert Williams (de Rhydycroesan). Le manuscrit est de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle. Voy. ibid., II, 397.

(4) Voy. Stephens, op. cit., 270 sqq.

(5) Plusieurs érudits, Skene en autres, ne se sont pas doutés du fonds mythologique de certains de ces poèmes, dont M. John Rhys s'est très bien aperçu (Arthurian legend, 261, 300-326. Je n'ai pu consulter l'ouvrage de D.-W. Nash, Taliessin or the bards and Druids of Britain, 1858.

(6) « The Book of Taliesin, a poem dating perhaps from the ninth century » dit Kuno Meyer dans Transactions of the Society... Cymmrodorion, 1895-96, p. 71. Cependant le même fait observer (ibid., 83) que certains poèmes contiennent le mot tarian a bouclier », lequel est emprunté à l'anglo-saxon qui le tenait luimême du norois targa depuis le IXe siècle au plus tôt. Ces poèmes ne sauraient donc être antérieurs au Xe-XIe siècle. Le Gododin d'Aneurin, au contraire, use des mots indigènes ysgwyd et aes. Pour Zimmer les poèmes attribués a Aneurin, Taliesin, etc., sont des produits nord-bretons des IX-Xe siècles, introduits dans le sud-Galles sous l'influence de l'ouvrage de Nennius (Nennius vindicatus, Berlin, 1893, in-8o, p. 103, en note). Le meilleur des juges en matière de littérature galloise, M. J. Loth, dit de ces poèmes que « ils sont peut-être à certains égards les plus curieux de la littérature galloise » (Mabinogion, I, 89, note 1).

plètement au profit de son Merlin. Il l'associe à la gloire de ce dernier. Si nous étions assurés que le poème gallois Dialogue de Myrddin et de Taliesin est antérieur à Gaufrei, la source des §§ VI à IX? ne serait pas difficile à trouver. Ce serait ce poème qui aurait donné à Gaufrei l'idée de faire dialoguer les deux bardes; il aurait simplement modifié le sujet de leur entretien et remplacé les lamentations sur la mort de leurs compagnons, par une description des merveilles de l'univers. Mais ce Dialogue, malgré son air archaïque, ne m'inspire pas pleine confiance (1).

Guennolous, roi d'Ecosse, c'est Gwenddoleu, fils de Keidiaw, un personnage célèbre dans les légendes galloises. Elles nous parlent de ses oiseaux antropophages (2) que tua Gall, fils de Dyssyvyndawt, prince de Deivyr et Bryneich (3). La Généalogie des hommes du Nord le rattache à Coil le Vieux (4), considéré depuis le X siècle au moins (5) comme l'ancêtre des petits princes bretons du nord de l'ile. Gwenddoleu était évidemment regardé

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(1) Est-il besoin d'avertir que si ce poème fait figurer à la bataille d'Arderydd (573) le roi Maelgwn (mort en 547) c'est un simple anachronisme. Il est provoqué par la célébrité de ce personnage, le Maglocunus de Gildas (De Excidio, cap. 33). C'est le plus connu des princes gallois du VIe siècle. Les hagiographes le font figurer à tort (surtout) ou à raison dans presque toutes les vies de saints gallois et c'est un tyran (sans doute sous l'influence de Gildas). On ne comprend vraiment pas que M. de la Borderie s'y soit trompé et ait cru à l'existence d'un Maelgwn II dans la seconde moitié du VIe siècle (loc. cit., 80-81, 125). Voy. encore G. Paris dans Romania, XII, 1883, 376.

(2) Ces oiseaux qui gardent l'or et l'argent de Gwenddoleu et mangent deux hommes à chaque repas, sont mentionnés dans une triade. Le texte se trouve : 1° dans le Livre rouge de Hergest, ms. du XIVe siècle (Loth, II, 233); 2° dans le ms. Hengwrt, 536, du XIVe siècle (Skene, II, 463, no 29); 3° dans le ms. Hengwrt, 202, du XIIIe siècle (Y Cymmrodor, VII, 127-128). Voy. encore Myfy rian Archæology, éd. in-4°, p. 404, n° 39. On peut rapprocher de ces oiseaux monstrueux les trois oiseaux du lac blanc (Liwch Gwyn) avec lesquels Drutwas tenta de faire périr Arthur. Voy. Iolo-mss., p. 600. Cf. Stephens, The Gododin, pp. 327-331, en note; et Loth, I, 206, note 5.

(3) La Deira et la Bernicie, les deux parties qui formaient le royaume de Northumberland. Cf. plus haut, p. 509.

(4) Skene, II, 454; cf. son tableau généalogique, I, 168.

(5) Coil figure dans les généalogies rédigées au milieu de ce siècle dans le ms. Harleyen 3859. Voy. l'édition donnée par Phillimore dans Y Cymmrodor, IX, 171 sqq., cf. Loth, II, 312 sqq.

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