Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue, Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu'un ; Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent, Passent sous le ciel bleu ; Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent ; Je le sais, ô mon Dieu ! Dans vos cieux, au delà de la sphère des nues, Où la douleur de l'homme entre comme élément. Peut-être est-il utile à vos desseins sans nombre S'en aillent, emportés par le tourbillon sombre Nos destins ténébreux vont sous des lois immenses Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquille esprit ! Je vous supplie, ô Dieu, de regarder mon âme, Qu'humble comme un enfant et doux comme une femme Considérez encore que j'avais, dès l'aurore, Que j'avais, affrontant la haine et la colère, Que je ne pouvais pas m'attendre à ce salaire, Prévoir que, vous aussi, sur ma tête qui ploie Qu'une âme ainsi frappée à se plaindre est sujette, Que j'ai pu blasphemer, Et vous jeter mes cris comme un enfant qui jette Considérez qu'on doute, ô mon Dieu ! quand on souffre, Qu'un être que son deuil plonge au plus noir du gouffre, Ait présente à l'esprit la sérénité sombre Aujourd'hui, moi qui fus faible comme une mère, Par un meilleur regard jeté sur l'univers. Seigneur, je reconnais que l'homme est en délire Je cesse d'accuser, je cesse de maudire, Hélas! laissez les pleurs couler de ma paupière, Laissez-moi lui parler, incliné sur ses restes, Comme si, dans sa nuit, rouvrant ses yeux célestes, Hélas! vers le passé tournant un œil d'envie, Je verrai cet instant jusqu'à ce que je meure, Où je criai: L'enfant que j'avais tout à l'heure, Ne vous irritez pas que je sois de la sorte, Ne vous irritez pas ! fronts que le deuil réclame, Il nous est malaisé de retirer notre âme De ces grandes douleurs. Voyez-vous ! nos enfants nous sont bien nécessaires, Apparaître un enfant, tête chère et sacrée, Si beau qu'on a cru voir s'ouvrir à son entrée Quand on a vu, seize ans, de cet autre soi-même Que c'est la seule joie ici-bas qui persiste Considérez De tout ce qu'on rêva, ELLE était déchaussée, elle était décoiffée, Et je lui dis: Veux-tu t'en venir dans les champs ? Elle me regarda de ce regard suprême Qui reste à la beauté quand nous en triomphons, Et je lui dis : Veux-tu, c'est le mois où l'on aime, Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ? Elle essuya ses pieds à l'herbe de la rive, Elle me regarda pour la seconde fois, Et la belle folâtre alors devint pensive... Oh! comme les oiseaux chantaient au fond des bois ! Comme l'eau caressait doucement le rivage !... J'ai cueilli cette fleur... J'AI cueilli cette fleur pour toi sur la colline. La sombre nuit bâtir un porche de nuées. Oh ! comme j'étais triste au fond de ma pensée, LES FLEURS DU MAL L'Ennemi. MA jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage, Voilà que j'ai touché l'automne des idées, Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux, Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux. Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve O douleur ! ô douleur ! Le temps mange la vie, (1) BAUDELAIRE (Charles), né et mort à Paris (1821-1867). Esprit rare et curieux, traducteur fidèle d'Edgar Poe, Baudelaire était à peine connu par quelques articles de fine et incisive critique lorsque les Fleurs du mal lui conquirent du coup, et au premier rang, une place à part parmi les poètes. En effet, c'était bien là le frisson nouveau » dont parlait Victor Hugo, quelque chose d'inconnu jusque alors dans la poésie. Le volume fit scandale à son apparition, et valut même à son auteur des poursuites judiciaires. On y admire la forme savante, non moins concentrée que la pensée, et tout à coup, au milieu d'une étrangeté maladive, fouillée à dessein, des pièces d'une grâce et d'une mélancolie exquises, trempées de chaude lumière, et toutes chargées de la langueur des parfums exotiques. |