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Pourtant, c'est la nuit que les ombres,
Par un clair de lune allemand,
Dans les vieilles tours en décombres,
Reviennent ordinairement ;

C'est la nuit que les elfes sortent,
Avec leur robe humide au bord,
Et sous les nénufars emportent
Leur valseur de fatigue mort ;

C'est la nuit qu'a lieu la revue
Dans la ballade de Sedlitz,
Où l'Empereur, ombre entrevue,
Compte les ombres d'Austerlitz.

Mais des spectres près du Gymnase,
A deux pas des Variétés,

Sans brume ou linceul qui les gaze,
Des spectres mouillés et crottés !

Avec ses dents jaunes de tartre,
Son crâne de mousse verdi,
A Paris, boulevard Montmartre,
Mob se montrant en plein midi !

La chose vaut qu'on la regarde :
Trois fantômes de vieux grognards,
En uniforme de l'ex-garde,
Avec deux ombres de hussards.

On eût dit la lithographie
Où, dessinés par un rayon,
Les morts, que Raffet déifie,
Passent, criant: Napoléon !

Ce n'étaient pas les morts qu'éveille
Le son du nocturne tambour,

Mais bien quelques vieux de la vieille
Qui célébraient le grand retour.

Depuis la suprême bataille,
L'un a maigri, l'autre grossi ;
L'habit, jadis fait à leur taille,
Est trop grand ou trop rétréci.

Nobles lambeaux, défroque épique,
Saints haillons qu'étoile une croix,
Dans leur ridicule héroïque,

Plus beaux que des manteaux de rois !

Un plumet énervé palpite

Sur leur colback fauve et pelé ;
Près des trous de balle, la mite
A rongé leur dolman criblé ;

Leur culotte de peau trop large
Fait mille plis sur leur fémur ;
Leur sabre rouillé, lourde charge,
Embarrasse leur pied peu sûr ;

Ou bien un embonpoint grotesque,
Avec grand'peine boutonné,
Fait un poussah, dont on rit presque,
Du vieux héros tout chevronné.

Ne les raillez pas, camarade ;
Saluez plutôt chapeau bas
Ces Achilles d'une Iliade
Qu'Homère n'inventerait pas.

Respectez leur tête chenue!

Sur leur front par vingt cieux bronzé, La cicatrice continue

Le sillon que l'âge a creusé.

Leur peau, bizarrement noircie,

Dit l'Égypte aux soleils brûlants,

Et les neiges de la Russie

Poudrent encor leurs cheveux blancs.

Si leurs mains tremblent, c'est sans doute

Du froid de la Bérésina;

Et s'ils boitent, c'est que la route

Est longue du Caire à Wilna ;

S'ils sont perclus, c'est qu'à la guerre
Les drapeaux étaient leurs seuls draps;
Et si leur manche ne va guère,

C'est qu'un boulet a pris leur bras.

Ne nous moquons pas de ces hommes
Qu'en riant le gamin poursuit ;
Ils furent le jour dont nous sommes
Le soir, et peut-être la nuit.

Quand on oublie, ils se souviennent!
Lancier rouge et grenadier bleu,
Au pied de la Colonne ils viennent,
Comme à l'autel de leur seul dieu.

Là, fiers de leur longue souffrance,
Reconnaissants des maux subis,
Ils sentent le cœur de la France
Battre sous leurs pauvres habits.

Aussi les pleurs trempent le rire
En voyant ce saint carnaval,
Cette mascarade d'empire
Passer comme un matin de bal;

Et l'aigle de la grande armée,
Dans le ciel qu'emplit son essor,
Du fond d'une gloire enflammée,
Étend sur eux ses ailes d'or !

BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER.

1852

Eug. Fasquelle, éditeur.

POÈMES ANTIQUES

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(1) LECONTE DE LISLE (Charles-Marie), né à Saint-Paul de la Réunion en 1818, mort à Louveciennes en 1894. Après avoir voyagé tout jeune dans l'Inde, il vint en France et se fixa définitivement à Paris en 1846. En 1852 parurent les Poèmes antiques, en 1862 les Poèmes barbares, et en 1884 les Poèmes tragiques. Il faut y ajouter un recueil posthume: Dernier poèmes (1895). Au théâtre, il fit jouer les Erinnyes (Odéon, 1872), superbe et vigoureuse adaptation d'Eschyle, et écrivit l'Apollonide. Il a aussi traduit Horace, et surtout les poètes grecs Homère, Hésiode, Eschyle Euripide.

Ce premier recueil de Leconte de Lisle, les Poèmes antiques, était accompagné d'une préface que le poète retrancha dans les éditions postérieures, et qui était un véritable manifeste de réaction contre le romantisme; elle contenait la doctrine littéraire de ceux qui, dix ans plus tard, allaient s'appeler les parnassiens.

Le romantisme, issu d'un christianisme sentimental, celui de Chateaubriand et de Lamartine, se traduisit pendant toute la première moitié du siècle par l'expression éclatante et passionnée de la personnalité intime. Le Lac, le Crucifix, la Tristesse d'Olympio, les Nuits, le Souvenir en sont de magnifiques et immortels exemples.

Or Leconte de Lisle voulait que l'art, reprenant sa tradition originelle, fondît ce moi dans l'âme même de l'humanité. Il entreprit de raconter l'épopée de toutes les races. Mais il la racontait d'une façon purement impersonnelle, sans jamais intervenir lui-même, avec ses passions, ses préoccupations morales et sociales, comme Victor Hugo allait le faire dans la Légende des siècles (1859).

Cette réaction était bien nécessaire, quand on pense non pas aux maîtres éclatants du romantisme, mais à leurs imitateurs, particulièrement à ceux de Lamartine et de Musset, qui avaient appauvri le fond aussi bien que la forme en de vagues et molles pleurnicheries. Leconte de Lisle, venant à ce moment, était à l'école romantique à peu près ce que Malherbe fut à l'école de Ronsard. Il crée pour cela une poésie essentiellement plastique qui emprunte de nouveau à la langue tout son éclat, tout son relief et sa puissance. La forme est plus serrée, et l'érudition venant toujours au secours de l'inspiration ne lui permet plus de s'égarer dans l'inexactitude. Leconte de Lisle a peint ainsi, avec une précision sans égale, tous les tableaux des religions et des civilisations disparues, allant tour à tour de l'Égypte à la Grèce, et des Hindous aux Scandinaves, et, le premier, il a traduit l'âme obscure des bêtes, des éléphants, des lions, des panthères, de tous les géants et des grands solitaires de la nature, les domptant pour les introduire dans la poésie française.

Dans ce premier recueil, les Poèmes antiques, Leconte de Lisle emprunte exclusivement ses sujets à l'antiquité hindoue et à l'antiquité grecque, et

toute une nature encore vierge pour la poésie surgit avec ses mille aromes puissants et sauvages. Admirons cette nuit magnifique aux bords du Gange dans le poème Bhagavat :

Et la nuit formidable enveloppa les bois.

Les oiseaux s'étaient tus et sur les rameaux frêles,
Aux nids accoutumés, se reployaient leurs ailes.
Seuls, éveillés par l'ombre, en détours indolents,
Les grands pythons rôdaient dans l'herbe étincelants;
Les panthères, par bonds musculeux et rapides,
Dans l'épaisseur des bois chassaient les daims timides,
Et, sur le bord prochain, le tigre se dressant
Poussait par intervalle un cri rauque et puissant.
Mais le ciel, dénouant ses larges draperies,
Faisait aux flots dorés un lit de pierreries,
Et la lune, inclinant son urne à l'horizon,
Épanchait ses lueurs d'opale au noir gazon.

Les lotus entr'ouvraient sur les eaux murmurantes,
Plus larges dans la nuit, leurs coupes transparentes ;
L'arome des rosiers dans l'air pur dilaté
Retombait plus chargé de molle volupté,

Et mille mouches d'or, d'azur et d'émeraude,
Étoilaient de leurs feux la mousse humide et chaude.

Mais voici la Grèce antique. Le poète nous y montre d'abord Hypatie, comme une belle statue sur le seuil d'un temple, et il chante en elle toute la beauté :

O vierge qui, d'un pan de ta robe pieuse,

Couvris la tombe auguste où s'endormaient tes Dieux,
De leur culte éclipsé prêtresse harmonieuse,
Chaste et dernier rayon détaché de leurs cieux !

Je t'aime et te salue, ô vierge magnanime!
Quand l'orage ébranla le monde paternel,
Tu suivis dans l'exil cet Edipe sublime,
Et tu l'enveloppas d'un amour éternel.

Debout, dans ta pâleur, sous les sacrés portiques
Que des peuples ingrats abandonnait l'essaim,
Pythonisse enchaînée aux trépieds prophétiques,
Les Immortels trahis palpitaient dans ton sein.

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