Pourtant, c'est la nuit que les ombres, C'est la nuit que les elfes sortent, C'est la nuit qu'a lieu la revue Mais des spectres près du Gymnase, Sans brume ou linceul qui les gaze, Avec ses dents jaunes de tartre, La chose vaut qu'on la regarde : On eût dit la lithographie Ce n'étaient pas les morts qu'éveille Mais bien quelques vieux de la vieille Depuis la suprême bataille, Nobles lambeaux, défroque épique, Plus beaux que des manteaux de rois ! Un plumet énervé palpite Sur leur colback fauve et pelé ; Leur culotte de peau trop large Ou bien un embonpoint grotesque, Ne les raillez pas, camarade ; Respectez leur tête chenue! Sur leur front par vingt cieux bronzé, La cicatrice continue Le sillon que l'âge a creusé. Leur peau, bizarrement noircie, Dit l'Égypte aux soleils brûlants, Et les neiges de la Russie Poudrent encor leurs cheveux blancs. Si leurs mains tremblent, c'est sans doute Du froid de la Bérésina; Et s'ils boitent, c'est que la route Est longue du Caire à Wilna ; S'ils sont perclus, c'est qu'à la guerre C'est qu'un boulet a pris leur bras. Ne nous moquons pas de ces hommes Quand on oublie, ils se souviennent! Là, fiers de leur longue souffrance, Aussi les pleurs trempent le rire Et l'aigle de la grande armée, BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER. 1852 Eug. Fasquelle, éditeur. POÈMES ANTIQUES (1) LECONTE DE LISLE (Charles-Marie), né à Saint-Paul de la Réunion en 1818, mort à Louveciennes en 1894. Après avoir voyagé tout jeune dans l'Inde, il vint en France et se fixa définitivement à Paris en 1846. En 1852 parurent les Poèmes antiques, en 1862 les Poèmes barbares, et en 1884 les Poèmes tragiques. Il faut y ajouter un recueil posthume: Dernier poèmes (1895). Au théâtre, il fit jouer les Erinnyes (Odéon, 1872), superbe et vigoureuse adaptation d'Eschyle, et écrivit l'Apollonide. Il a aussi traduit Horace, et surtout les poètes grecs Homère, Hésiode, Eschyle Euripide. Ce premier recueil de Leconte de Lisle, les Poèmes antiques, était accompagné d'une préface que le poète retrancha dans les éditions postérieures, et qui était un véritable manifeste de réaction contre le romantisme; elle contenait la doctrine littéraire de ceux qui, dix ans plus tard, allaient s'appeler les parnassiens. Le romantisme, issu d'un christianisme sentimental, celui de Chateaubriand et de Lamartine, se traduisit pendant toute la première moitié du siècle par l'expression éclatante et passionnée de la personnalité intime. Le Lac, le Crucifix, la Tristesse d'Olympio, les Nuits, le Souvenir en sont de magnifiques et immortels exemples. Or Leconte de Lisle voulait que l'art, reprenant sa tradition originelle, fondît ce moi dans l'âme même de l'humanité. Il entreprit de raconter l'épopée de toutes les races. Mais il la racontait d'une façon purement impersonnelle, sans jamais intervenir lui-même, avec ses passions, ses préoccupations morales et sociales, comme Victor Hugo allait le faire dans la Légende des siècles (1859). Cette réaction était bien nécessaire, quand on pense non pas aux maîtres éclatants du romantisme, mais à leurs imitateurs, particulièrement à ceux de Lamartine et de Musset, qui avaient appauvri le fond aussi bien que la forme en de vagues et molles pleurnicheries. Leconte de Lisle, venant à ce moment, était à l'école romantique à peu près ce que Malherbe fut à l'école de Ronsard. Il crée pour cela une poésie essentiellement plastique qui emprunte de nouveau à la langue tout son éclat, tout son relief et sa puissance. La forme est plus serrée, et l'érudition venant toujours au secours de l'inspiration ne lui permet plus de s'égarer dans l'inexactitude. Leconte de Lisle a peint ainsi, avec une précision sans égale, tous les tableaux des religions et des civilisations disparues, allant tour à tour de l'Égypte à la Grèce, et des Hindous aux Scandinaves, et, le premier, il a traduit l'âme obscure des bêtes, des éléphants, des lions, des panthères, de tous les géants et des grands solitaires de la nature, les domptant pour les introduire dans la poésie française. Dans ce premier recueil, les Poèmes antiques, Leconte de Lisle emprunte exclusivement ses sujets à l'antiquité hindoue et à l'antiquité grecque, et toute une nature encore vierge pour la poésie surgit avec ses mille aromes puissants et sauvages. Admirons cette nuit magnifique aux bords du Gange dans le poème Bhagavat : Et la nuit formidable enveloppa les bois. Les oiseaux s'étaient tus et sur les rameaux frêles, Les lotus entr'ouvraient sur les eaux murmurantes, Et mille mouches d'or, d'azur et d'émeraude, Mais voici la Grèce antique. Le poète nous y montre d'abord Hypatie, comme une belle statue sur le seuil d'un temple, et il chante en elle toute la beauté : O vierge qui, d'un pan de ta robe pieuse, Couvris la tombe auguste où s'endormaient tes Dieux, Je t'aime et te salue, ô vierge magnanime! Debout, dans ta pâleur, sous les sacrés portiques |