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injustice sur la terre, mais justice dans le ciel, voilà ce qu'on disait autrefois. Mais aujourd'hui, que l'égalité terrestre est proclamée, et que l'on ne croit plus ni à l'enfer ni au paradis, que voulez-vous que fasse la logique humaine avec une terre où règnent pourtant l'iniquité et l'inégalité !

Elle ne peut en conclure qu'une chose, cette logique : c'est que tout dépend du hasard et de la fatalité; qu'il n'y a par conséquent ni droit ni devoir; que rien n'est vrai, que rien n'est juste; que vérité, vertu, justice, sont des mots et ne sont que des mots.

Vous dites que tous les hommes sont égaux : dites-moi donc pourquoi tant d'hommes sont marqués au front toute leur vie du stigmate de leur naissance; expliquez-moi cette horrible fatalité qui pèse sur les dix-neuf vingtièmes de l'espèce humaine. Quoi! ne voyez-vous pas que votre égalité devant la loi n'est qu'un leurre d'égalité véritable et une absurde chimère, quand, pour la satisfaction d'oisifs, tant de millions d'hommes travaillent sans relâche, n'ayant pas un instant pour penser, pour s'élever à Dieu, pour sentir, et sacrifiés à des machines quand celles-ci coûtent moins cher à ceux qui exploitent et les hommes et les machines! Que voulez-vous, dis-je, que conclue la logique humaine de cet écrasant despotisme exercé par quelques privilégiés sur tout le reste des hommes, sinon que les biens et les maux dans la société sont l'effet du hasard?

Le crime aussi, dans la société, est hasard, et la vertu hasard. Car quels sont ceux qui peuplent les prisons, les bagnes, et dont le sang coule sur les échafauds? Tous ces criminels l'auraient-ils été, si le hasard de la naissance les avait favorisés? et ne seraient-ce pas les classes élevées, ces classes qui les méprisent, qui en ont horreur, qui les jugent; ne seraient-ce pas elles qui paieraient le tribut au bourreau, si la roue de la fortune avait tourné différemment? Quel frein d'ailleurs avez-vous laissé à ces misérables, et quelle règle de vie leur avezvous donnée? Vous avez effacé de leur cœur Jésus-Christ, qui commandait aux hommes, au nom de Dieu, de s'aimer les uns les autres, et qui promettait un port aux affligés. Mais savez-vous que c'est une horrible chose que de conserver le bourreau après avoir ôté le confesseur!

Je porte mes yeux sur les heureux de la terre. Plus de caste guerrière, plus de caste théocratique. Avec la croyance au ciel, les prêtres sont tombés; avec la croyance à l'inégalité terrestre, les nobles sont tombés. Mais qui les remplace? Jésus chassait les marchands du temple: aujourd'hui ce sont les marchands qui ont chassé Jésus du temple. Le comptoir a aussi remplacé la lice. Je vois des hommes de lucre et de propriété qui luttent avec acharnement les uns contre les autres, spéculent sur leur ruine mutuelle, exploitent les misérables qui, sous

le nom de prolétaires, ont succédé aux esclaves et aux serfs, et se livrent solitairement à leurs passions. Pourquoi veut-on que je les honore? Ne serais-je pas exposé, cent fois pour une, à honorer la fraude, l'avarice, et la cupidité? Et pourquoi d'ailleurs les honorer? ils n'ont travaillé que pour eux.

Ils n'ont travaillé que pour eux, ces puissants sur la terre aujourd'hui ! Le prêtre travaillait ou était censé travailler à conduire ses frères dans le ciel. Le noble travaillait ou était censé travailler à protéger sur la terre ses frères pendant leur pénible acheminement vers le ciel. Mais les puissants d'aujourd'hui ne travaillent et sont autorisés à ne travailler que pour eux, pour eux sur la terre, pour eux sans l'attente d'un ciel reconnu chimérique.

Ce qui consolait de l'inégalité autrefois n'existe même donc plus. L'inférieur autrefois pouvait respecter et aimer le supérieur, et nominalement le devait; car celui-ci n'érigeait pas en principe qu'il n'existait que pour lui-même, qu'il n'avait d'objet que lui-même, de mobile que sa cupidité, de règle que son égoïsme. La société laïque reposait, comme on l'a dit, sur l'honneur. Rendre l'honneur et le recevoir était la satisfaction du cœur humain dans la période de l'inégalité consentie. Aujourd'hui ces mots d'honneur et de considération n'ont plus même de sens, puisque, d'un côté, l'inégalité n'est plus consentie quoiqu'elle subsiste, et que, d'un autre côté, le supérieur n'a de règle que son égoïsme.

La société autrefois avait au moins d'une famille la forme et l'apparence. Les rois se disaient les pères des peuples, les prêtres s'en disaient les éducateurs, les nobles s'en disaient les aînés. Quel que fût donc le sort qui vous était échu en partage, fussiez-vous serf et le plus illettré des hommes, vous vous trouviez relié à la famille humaine, et vous aviez au moins le droit d'aimer vos maîtres. A l'inférieur aujourd'hui on a enlevé jusqu'au droit d'estimer ses supérieurs.

L'honneur, comme le plus riche de tous les métaux, circulait dans la société, reliant les hommes entre eux et leur servant de moyen d'échange. Le plus pauvre, en rendant l'honneur, avait droit lui-même à la considération; car cet honneur qu'il rendait était une richesse de son âme, que reconnaissait celui qui acceptait cet honneur. Il n'y a plus d'autre matière d'échange entre les hommes que l'or; et celui qui en est privé n'a rien à donner aux autres, et par conséquent rien à en recevoir.

Ainsi l'inégalité, qui n'a pas droit de régner, règne, et rien n'en console. Ce n'est plus même l'homme qui règne sur l'homme, c'est du métal qui règne. C'est la propriété qui règne, donc c'est de la matière qui règne; c'est l'or, c'est l'argent; c'est de la terre, de la boue, du fumier. Supposez un amas de fumier couvrant dix lieues carrées de

terrain; quel que soit l'homme auquel appartiendrait cet amas de fumier, cet homme serait un des princes de la terre aujourd'hui, et il aurait le droit de faire passer à un autre, fût-ce un scélérat couvert de crimes, sa puissance. Autrefois on possédait la matière parce qu'on avait un titre dans la société; aujourd'hui c'est l'inverse on a titre dans la société à titre de la matière que l'on possède. Donc, encore une fois, c'est la matière qui règne. La Bible nous représente les Hébreux, tandis que Moïse, monté au Sinaï, demandait à Dieu invisible la vérité et la loi, et se tenait prosterné au milieu des tonnerres et des éclairs, dans le silence et dans la crainte, dansant eux autour du veau d'or. La société aujourd'hui danse ainsi autour du veau d'or; idolâtre comme les Juifs, après être sortie comme eux de l'Égypte de domination où elle a été asservie si longtemps par des pharaons orgueilleux, des prêtres charlatans, et des guerriers dominateurs.

Je ne veux pas adorer le veau d'or, s'écrie l'âme humaine, au milieu de cette société qui l'adore. Je ne veux pas être à titre de matière; je ne veux pas rendre honneur à ceux qui n'existent qu'à ce titre. J'avais autrefois une richesse qui n'était pas matière; j'avais pour richesse l'estime dont je pouvais payer les travaux des autres. A tout homme qui me servait en servant la société, roi, noble ou prêtre, je décernais cette estime. Je payais un tribut de mon admiration, je donnais de l'amour, et je vivais ainsi; car aimer, sous tous les aspects, c'est véritablement vivre, et la vie n'est que là. Rendez-moi donc ma richesse, rendez-moi mon droit de donner, même quand je ne veux pas m'avilir à n'exister que par la matière, en vertu d'elle, et pour elle.

VI.

Aveugles, à qui le Christ disait : Vous avez des yeux, mais vous ne voyez point! m'objecterez-vous donc que la propriété n'est pas d'aujourd'hui seulement, et qu'elle existait pendant tout ce moyen-âge que je compare à notre état présent? Elle existait sans doute, mais elle n'existait pas seule; elle existait avec une société et avec une religion. Or, vous n'avez plus aujourd'hui ni religion ni société; vous n'avez plus que cette propriété, ou, en d'autres termes, le respect de la matière.

Aveugles ou sophistes, ne voyez-vous pas que ce qui n'était qu'une chose permise par la religion et la société a pris aujourd'hui la place de la religion et de la société, et a tout envahi, comme la mauvaise herbe qui pullule là où devait croître le bon grain!

Quand il y avait une religion et une société, la propriété existait avec Ja sanction de cette religion et de cette société; et ainsi placée à son rang, à l'ombre de cette religion et de cette société, elle était légitime. Dépouillée aujourd'hui de cet abri et de cette sanction, elle n'est plus qu'un fait sans droit, et, en présence de l'égalité proclamée, qu'une sorte de spoliation des pauvres par les riches.

Quand il y avait un autre droit, la propriété pouvait avoir droit. Mais aujourd'hui qu'elle veut être le seul droit, elle n'a pas droit, et il n'y a pas de droit.

Puisqu'il n'y a plus rien sur la terre que des choses matérielles, des biens matériels, de l'or ou du fumier, donnez-moi donc ma part de cet or et de ce fumier, a le droit de vous dire tout homme qui respire.

-Ta part est faite, lui répond le spectre de société que nous avons aujourd'hui.

-Je la trouve mal faite, répond l'homme à son tour.

- Mais tu t'en contentais bien autrefois, dit le spectre.

— Autrefois, répond l'homme, il y avait un Dieu dans le ciel, un paradis à gagner, un enfer à craindre. Il y avait aussi sur la terre une société. J'avais ma part dans cette société; car, si j'étais sujet, j'avais au moins le droit du sujet, le droit d'obéir sans être avili. Mon maître ne me commandait pas sans droit, au nom de son égoïsme; son pouvoir sur moi remontait à Dieu, qui permettait l'inégalité sur la terre. Nous avions la même morale, la même religion. Au nom de cette morale et de cette religion, servir était mon lot, commander était le sien. Mais servir, c'était obéir à Dieu et payer de dévouement mon protecteur sur la terre. Puis, si j'étais inférieur dans la société laïque, j'étais l'égal de tous dans la société spirituelle qu'on appelait l'Église. Là, ne régnait pas l'inégalité, là tous les hommes étaient frères. J'avais ma part dans cette Église, ma part égale, à titre d'enfant de Dieu et de cohéritier du Christ. Et cette Église encore n'était que le vestibule et l'image de la véritable Église, de l'Église céleste, vers laquelle se portaient mes regards et mes espérances. J'avais ma part promise dans le paradis promis, et devant ce paradis la terre s'effaçait à mes yeux. Je reprenais courage dans mes souffrances, en contemplant dans mon âme ce bien promis à mon âme; je supportais pour mériter, je souffrais pour jouir de l'éternel bonheur. Je n'étais pas pauvre alors, puisque je possédais le paradis en espérance. J'étais riche, au contraire, de tous les biens que je n'avais pas sur la terre; car le fils de Dieu avait dit : Bienheureux les pauvres sur la terre! Et je voyais autour de moi toute une hiérarchie sociale qui, prosternée aux pieds de ce Fils de Dieu, m'attestait la vérité de sa parole. Dans toutes mes douleurs, dans toutes mes angoisses, dans toutes mes faiblesses, dans toutes mes pas

sions, et jusque dans le crime, la société veillait sur moi; j'étais entouré d'hommes, mes égaux ou mes supérieurs, qui, comme moi, croyaient au Christ, au paradis, à l'enfer. La milice de l'Église terrestre était à mon service, pour me diriger et m'aider à gagner l'Église céleste. J'avais la prière, j'avais les sacrements, j'avais le saintsacrifice, j'avais le repentir et le pardon de mon Dieu. J'ai perdu tout cela. Je n'ai plus de paradis à espérer; il n'y a plus d'Église; vous m'avez appris que le Christ était un imposteur; je ne sais s'il existe un Dieu, mais je sais que ceux qui font la loi n'y croient guère, et font la loi comme s'ils n'y croyaient pas. Donc, je veux ma part de la terre. Vous avez tout réduit à de l'or et à du fumier, je veux ma part de cet or et de ce fumier.

Travaille, lui dit encore le spectre qui représente aujourd'hui la société, travaille, et tu auras ta part.

Travailler! Je vous entends: vous voulez que je continue à travailler pour des maîtres, des supérieurs, comme je faisais autrefois. Mais je n'ai plus de maîtres, je ne suis plus sujet. Nous sommes tous libres, tous égaux. N'est-ce pas vous-mêmes, mes anciens maîtres, qui me l'avez appris? Il y avait autrefois une raison pour qu'il y eût des inférieurs dans la société : il n'y en a plus. Et vous voulez que j'obéisse encore! Je le veux bien néanmoins, mais à condition que vous me montrerez ceux à qui je puis légitimement obéir, obéir sans me dégrader, sans mentir à ma conscience, sans honte enfin et sans infamie. J'obéissais au roi, et le roi s'appelait fils aîné de l'Église, tenait son pouvoir de ses pères, et reconnaissait le tenir de Dieu. J'obéissais aux nobles, qui eux-mêmes obéissaient au roi, et qui tenaient également leur puissance de leurs pères, mais, comme le roi, se soumettaient, dans la morale et la religion, à l'Église. J'obéissais aux prêtres, qui étaient les ministres de cette Église, et qui servaient d'éducateurs à tous. Hors de là, je ne devais obéissance à personne. Je devais au roi service pour la sûreté et les intérêts du royaume ou de la Chrétienté tout entière, redevance aux nobles sur la terre desquels j'étais né, foi à l'Église et à ses représentants. Mais jamais on ne me força d'obéir à des hommes de lucre et d'égoïsme, à des hommes occupés de leur intérêt privé, à des hommes livrés à une seule passion, l'avarice. Qu'un homme autrefois livrât son âme à l'avarice, cela n'en faisait pas légitimement un des princes de la terre. Bien plus, il était obligé de se confesser de son avarice, et le plus pauvre serviteur du Christ avait le droit de le moraliser. Donnez-moi donc d'abord des supérieurs que je puisse respecter, ou souffrez que je haïsse les supérieurs que vous me donnerez... Mais pourquoi parler d'obéissance, pourquoi parler de maîtres, de supérieurs? ces mots-là n'ont plus de sens. Vous avez proclamé l'égalité de tous les hommes donc je

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