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Il est vrai qu'avant que l'aveugle eût recouvré la vue, il y avoit contre la probabilité d'un pareil événement des chances aussi multipliées qu'on le voudra ; mais cela n'infirme en rien le témoignage postérieur à l'événement, et qui, portant sur un fait actuellement accompli, constate uniquement ce fait et déclare quelle est, d'entre toutes les chances possibles, celle qui s'est réalisée. Que d'un vase rempli de boules numérotées, on en tire une au hasard, plus il y a de boules, plus il y a aussi de probabilités que telle boule déterminée n'est pas celle qui sortira. Mais, après le tirage, l'incertitude résultante de la multiplicité des chances ne subsiste plus. A ces chances, plus ou moins possibles, plus ou moins probables, succède un fait certain, la boule sortie; et, pour constater quelle est cette boule, le même nombre de témoins suffit, qu'il y eût cent boules dans le vase, ou qu'il y en eût dix millions. C'est confondre deux questions totalement

différentes, que de s'imaginer que le peu de probabilité d'un événement diminue, dès qu'il a eu lieu, là force du témoignage qui l'atteste. Faut-il plus de témoins pour constater qu'un homme, après avoir essuyé une maladie que tous les médecins croyoient mortelle, est maintenant en parfaite santé, que si cet homme n'avoit éprouvé qu'une indisposition légère ? assurément on ne le dira pas, ou, si on le disoit, on seroit démenti par tout le genre humain.

Lorsqu'on est assuré de la vérité d'un fait, pour juger avec certitude qu'il est miraculeux il est néces saire qu'on y reconnoisse clairement un acte immé

dial de la puissance divine; c'est-à-dire, comme l'explique Rousseau, qu'il doit offrir un changement sensible dans l'ordre de la nature, une exception réelle et visible à ses lois (1). Or cette condition peut-elle être remplie ? pouvons-nous être certains qu'aucun fait offre une exception réelle et visible aux lois de la nature? Voyons s'il est possible de le nier raisonnablement.

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Qu'est-ce que l'ordre de la nature, qu'est-ce que ses lois, et comment les connoissons-nous? Uniquemént par l'expérience, qui nous montre les mêmes effets constamment reproduits dans les mêmes circonstances. Nous nommons lois les causes de ces effets constans, et nous appelons ordre l'ensemble de ces lois. Mais si chacun de nous étoit réduit à sa propre expérience, renfermée, quant au temps et quant aux lieux, en de si étroites limites, comment pourroit-il déduire du petit nombre d'effets connus de lui, l'existence d'aucune loi générale, et par conséquent l'existence de l'ordre, ou au moins de tel ordre déterminé? Pense-t-on que le sauvage de l'Aveyron eût seulement l'idée de loi? Un être humain, séparé de la société depuis l'enfance, s'élèveroit-il jamais à cette idée ? Et quand il seroit capable de réfléchir, d'observer, où le conduiroient ses observations bornées et solitaires? Qu'en pourroit-il conclure? Quelle assurance auroitil même de leur exactitude, et de la justesse des conséquences que sa raison en déduiroit? Et, en supposant

(1) Lettres écrites de la Montagne, p. 104.

qu'aucune erreur n'eût, en aucune occasion, abusé son esprit ou ses sens, et qu'il pût en être certain, d'où tireroit-il la certitude que les phénomènes qui l'ont frappé sont invariables, qu'ils ont toujours et partout également frappé les autres hommes? Si l'expérience d'autrui ne se joint à la sienne, il ne connoîtra donc que de simples faits; il ne pourra former tout au plus que des conjectures sur la permanence des causes qui les produisent. En effet qu'on indique une loi de la nature, dont la connoissance certaine ne soit pas, plus ou moins immédiatement, le résultat de l'expérience universelle? Qu'a fait Newton lui-même que soumettre au calcul la loi universellement connue de la pesanteur? et que sont toutes les sciences que le résultat de l'expérience générale sur l'objet particulier de chacune d'elles ?

Nous ne connoissons donc les lois et l'ordre de la nature, que par l'expérience générale; nous ne pouvons les connoître que par elle, et cet ordre et ces lois n'ont pas d'autre preuve que le consentement commun ou l'expérience uniforme de tous les temps et de tous les lieux attestée par le témoignage universel.

C'est donc uniquement par ce témoignage, par le consentement commun, que nous savons avec certitude qu'un phénomène est naturel ou conforme aux lois, à l'ordre constant de la nature. Quand donc ce même témoignage atteste qu'un fait, un phénomène quelconque, est un changement sensible dans l'ordre de la nature, une exception réelle et visible à ses lois, la

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réalité de ce changement est aussi certaine, qu'il est certain qu'il existe un ordre et des lois de la nature. Si vous refusez de croire sur ce point le témoignage général des hommes, vous ne pouvez raisonnablement le croire sur aucun point; vous ne pouvez plus, je ne dis pas seulement connoître l'ordre de la nature et ses lois, mais savoir s'il y a des lois et un ordre réel dans la nature. Vous dites au genre humain : « Je te » croirai quand tu affirmeras qu'un fait est conforme >> aux lois de la nature, mais je ne te croirai point >> quand tu affirmeras qu'un autre fait y forme une » exception visible. » En d'autres termes: « Je crois >> que tu connois les lois de la nature, et je crois en >> même temps que tu ne les connois point. » Car prononcer que tel phénomène est conforme à telle loi, ou qu'il y est opposé, sont deux jugemens de même genre, et qui dépendent du même degré identique de connoissance. Etre opposé, c'est n'être pas conforme; être conforme, c'est n'être pas opposé. Comment pourroit-on affirmer l'un, si l'on ne pouvoit pas affirmer l'autre ? et que penseroit-on d'un homme qui diroit: « Je sais avec certitude qu'il est conforme aux lois physiques du monde que la terre se meuve perpétuellement autour du soleil; mais si la terre s'arrêtoit, j'ignore si ce seroit une exception réelle à ces lois ? »

Supposera-t-on une loi inconnue qui, dans ce cas et les cas semblables, opposée aux lois ordinaires, produit des effets opposés; je demanderai d'abord sur quoi repose cette supposition, et ce que l'on peut conclure d'une supposition non seulement gra

tuite, mais absurde, comme je l'ai montré précédemment ?

En second lieu, qu'on réponde: ces lois opposées seroient-elles également conformes à l'ordre, également naturelles ?

Si on l'affirme, voilà deux ordres, deux natures opposées, c'est-à-dire qu'il n'existe ni ordre ni nature; et que l'univers régi par des lois qui se combattent, obéit au hasard à ces lois contraires. C'est le chaos de l'athée.

Si l'on nie qu'une de ces lois opposées soit naturelle, qu'on explique ce que ce peut être qu'une loi qui n'est pas naturelle, et quel sens on attache au mot de loi.

Au fond, ce seroit clairement avouer le miracle qu'on refuse d'admettre: car une loi connue seulement par quelques faits, se réduit à ces faits mêmes; et dire que la loi n'est pas naturelle, c'est convenir que ces faits sont une exception réelle et visible aux lois de la nature.

Donc, à moins de nier qu'il existe des lois de la nature, il faut reconnoître la raison commune fondée sur l'expérience générale, c'est-à-dire le sens commun, pour juge de ce qui est conforme ou contraire à ces lois; il faut le reconnoître pour juge infaillible, sans quoi l'existence même de l'ordre seroit douteuse.

Or qu'on demande à tous les hommes s'il est conforme aux lois de la nature que des lépreux, des aveugles, des boiteux, des sourds, soient guéris instanta

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