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la Grèce, et plus sûrement qu'Aristote, qui a réduit à quelques règles invariables tous les procédés du raisonnement? Cependant ils n'ont su que douter, ils n'ont su que détruire, comme leurs successeurs en philosophie; et lorsqu'abandonnant la tradition, ils essaient d'y substituer leurs pensées particulières, ils disent des choses si étranges, qu'on en a honte pour l'esprit humain. Cicéron lui-même en fait la remarque: « Il n'est point, dit-il, d'absurdité qui n'ait été sou>>> tenue par quelque philosophe (1). » Or est-ce de toutes ces absurdités que se composera la religion de l'homme?

Mais, quoi! notre raison n'est-elle donc qu'un instrument d'erreur? faut-il renoncer à en faire usage? Non; mais il faut la soumettre à la raison générale, qui n'est que la raison de Dieu même. Au lieu de commencer par le doute, il faut qu'elle commence par la foi car le doute n'engendre que le doute, et toute certitude repose sur la foi; chose si vraie, que le raisonnement même suppose la foi dans la raison, et, pour le philosophe qui ne veut écouter que la sienne, une foi sans bornes comme sans preuves : sans preuves, car la raison ne sauroit se prouver ellemême; sans bornes, car préférer sa raison à la raison de tous c'est la déclarer infaillible ou infinie.

La raison individuelle se forme et se développe à l'aide de la raison générale. Elle croit, c'est son premier acte; et comme il n'existe en elle rien d'antérieur

(1) Nihil tam absurdum dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum. De Divinatione, lib. II, n. 38.

à ses croyances, si elle essaie de remonter plus loin elle rentre dans les ténèbres d'où la foi l'avoit fait sortir.

Sitôt donc qu'elle aspire à l'indépendance, la raison s'en va vers la mort. Mais, en outre, telle est son irréparable foiblesse, qu'elle s'égare presque à chaque pas, si elle n'est redressée par une raison plus haute. Ce n'est pas qu'il n'existe entre elle et la vérité une relation naturelle, puisque notre raison n'est que la faculté de connoître, et qu'on ne connoît réellement que ce qui est vrai ou ce qui est (1). Mais la raison ne se trompe-t-elle jamais? Voit-elle toujours effectivement ce qu'elle s'imagine voir? Ne peut-elle parvenir à la conviction de l'erreur? Et en quoi cette conviction diffère-t-elle, par rapport à l'homme, de la conviction de la vérité? Que si la raison quelquefois nous montre comme vrai ce qui est faux, et réciproquement, nos jugemens individuels ne sont donc point une règle assurée de certitude; l'édifice de nos connoissances croule; nous ne pouvons rien nier, rien affirmer absolument, et la sagesse n'est plus que le doute universel.

(1) « Celui qui connoît, connoît-il quelque chose, ou rien?-Cer›» tainement il connoît quelque chose.—Est-ce ce qui est, ou ce qui » n'est pas ? Ce qui est ; car comment pourroit-il connoître ce qui » n'est pas ? Il est donc constant que l'Être seul peut être connu, et » qu'on ne sauroit connoître en aucune manière ce qui n'est pas : Ο γιγνώσκων, γιγνώσκει τί, ἡ ὠδέν; Αποκρινοῦμαν ὅτε γιγνώσκει τι. Πότερον ὂν, ἢ οὐκ ὄν ; Οὐ· Τκανῶς οὖν τοῦτο ἐκομεν.. ὅτι τὸ μὲν παντελῶς ὅν, παντελῶς γνωςόν, μὴ ὂν δὴ μηδαμὴ, πάντη άγνωςον. Plato, de Republic., lib. V, tom. VII, Oper., p. 59 et 60. Edit. Bipont.

Mais peut-être exagérons-nous la foiblesse de l'esprit humain. Hélas! nous savons tous s'il est facile de l'exagérer, et chacun n'a besoin que de son expérience pour l'apprendre (1).

Examinons néanmoins ce qu'en ont pensé les hommes en qui l'on s'accorde à reconnoître la plus haute supériorité de raison. Je veux même qu'on entende de préférence, parmi les anciens, les chefs du dogmatisme. Voici d'abord Platon, qui, attribuant à Dieu seul la plénitude de l'intelligence, déclare qu'à peine en possédons-nous un petit fragment (2). Mais cette intelligence si courte, au moins pourra-t-elle saisir d'une prise ferme quelque vérité, et la contempler en face? « Non, répond Aristote; de même que >> certains oiseaux ne peuvent supporter l'éclat du » soleil, notre esprit s'éblouit à la lumière de la » vérité (3). » Nous avons rapporté ailleurs le senti-ment de Pline (4). Il seroit, aisé de citer beaucoup de passages semblables; car quiconque exerce sa raison ne tarde pas d'en trouver les bornes, et, trompé dans l'espérance qu'il avoit conçue d'elle, presque toujours sa dernière pensée est une pensée de dédain, et sa dernière parole une plainte amère.

(1) Il est à remarquer qu'une grande confiance en sa raison a toujours été regardée comme un signe de stupidité, et le mépris de la raison générale comme une folie.

(2) Bρaxú τi. In Tim.

(3) Ωσπερ γὰρ καὶ τὰ τῶν νυκτερίδων ὅμματα, κ. τ. λ. Sicut enim vespertilionum oculi ad lumen diei se habent, ita et animi nostri mens ad ea quæ omnium sunt clarissima. Aristot. Metaphysic., lib. II, cap. I.

(4) Chap. XIII. TOME 2.

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Chose remarquable les siècles s'écoulent, les vérités primitives se développent et dissipent les erreurs contraires, la société fait d'immenses progrès, et l'homme individuel ne change point; sa raison, éclairée d'une nouvelle lumière, demeure également foible, également impuissante, tant elle n'est rien d'elle-même! On vient d'entendre Aristote et Platon déplorer cette impuissance; qu'on écoute maintenant Pascal et Bossuet.

«La nature confond les pyrrhoniens, et la raison >> confond les dogmatistes. Que deviendrez-vous >> donc, ô homme qui cherchez votre véritable con>>dition par votre raison naturelle ? Vous ne pouvez >> fuir une de ces sectes, ni subsister dans aucune. >> Dira-t-il qu'il possède certainement la vérité, lui >> qui, si peu qu'on le pousse, n'en peut montrer au>>> cun titre, et est forcé de lâcher prise (1)? »

Ainsi, dans la guerre continuelle que nous avons à soutenir contre l'ignorance et l'erreur, la raison qui combat seule succombe infailliblement. Car lui arrivât-il quelquefois de vaincre, qu'importe ? puisqu'elle ne peut-être certaine d'avoir vaincu, et qu'une nuit funèbre enveloppe ses triomphes comme ses défaites. C'est là ce qu'ont vu les plus forts esprits, et c'est là ce qui les consterne, lorsque, rentrant en eux-mêmes, ils se regardent attentivement. Alors, du fond de ces grandes âmes, s'élève comme un cri de détresse « Connoissons-nous la vérité parmi les >> ténèbres qui nous environnent? Hélas! durant ces

(1) Pensées de Pascal, chap. XXI. Edit. de Paris; in-12.

jours de ténèbres, nous en voyons luire de temps. >> en temps quelque rayon imparfait. Aussi notre rai» son incertaine ne sait à quoi s'attacher, ni à quoi » se prendre parmi ces ombres. Si elle se contente de >>> suivre ses sens, elle n'aperçoit que l'écorce; si elle » s'engage plus avant, sa propre subtilité la confond. >> Les plus doctes, à chaque pas, ne sont-ils pas con>>> traints de demeurer courts?... Que ferai-je, où me >> tournerai-je, assiégé de toutes parts par l'opinion » ou par l'erreur ? je me défie des autres, et je n'ose >> croire moi-même mes propres lumières. A peine » crois-je voir ce que je vois et tenir ce que je tiens, » tant j'ai trouvé souvent ma raison fautive (1). »

Qu'on ne l'oublie pas, c'est Bossuet qui se plaint ainsi de sa raison. Et ce sera la raison de chaque homme, la raison de celui qui ne l'exerça jamais, la raison du pauvre tout occupé de pourvoir aux besoins du corps, la raison du mortel le plus ignorant ou le plus stupide, qui devra sonder la nature de Dieu et celle de l'homme, chercher les rapports qui les unissent, et découvrir les lois de la vie intellectuelle !

Enfin la philosophie lui confie ce soin. Elle veut qu'en matière de religion elle soit l'arbitre suprême, le souverain juge de la foi. «Ne donnons rien, dit» elle, au droit de la naissance et à l'autorité des » Pères et des pasteurs; mais rappelons à l'examen » de la conscience et de la raison tout ce qu'ils nous » ont appris dès notre enfance. Ils ont beau me crier:

(1) Bossuet, Sermon pour la fète de tous les Saints, tom. 1, p. et 70. Édit de Versailles.

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