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l'existence d'un Descartes dans son poêle au fond des Pays-Bas, ou celle du penseur de l'Ethique, lequel n'avait, comme on le sait, d'autres distractions à ses rêveries que de fumer parfois une pipe de tabac et de faire battre des araignées.

Il y avait juste quatorze ans que M. Sixte, au lendemain de la guerre, était venu s'établir dans une des maisons de la rue Guy-de-la-Brosse, dont tous les indigènes le connaissaient aujourd'hui. C'était à cette époque déjà lointaine un homme de trente-quatre ans, chez lequel toute physionomie de jeunesse était comme détruite par une si visible absorption de l'esprit dans les idées que ce visage rasé n'avait plus ni âge ni profession. Des médecins, des prêtres, des policiers et des acteurs offrent au regard, pour des raisons très diverses, de ces faces froides, glabres, à la fois tendues et inexpressives. Un front haut et fuyant, une bouche avancée et volontaire avec des lèvres minces, un teint bilieux, des yeux malades d'avoir trop lu, et cachés sous des lunettes noires, un corps grêle avec de gros os, uniformément vêtu d'une longue redingote en drap pelucheux l'hiver, en drap mince l'été, des souliers noués de cordons, des cheveux trop longs prématurément presque tout blancs et très fins sous un de ces chapeaux dits gibus qui se plient par une mécanique et se déforment tout de suite, voilà sous

quelles apparences se présentait ce savant, dont toutes les actions furent dès le premier mois aussi méticuleusement réglées que celles d'un ecclésiastique. Il occupait un appartement de sept cents francs de loyer, situé au quatrième et composé d'une chambre à coucher, d'un salon de travail, d'une salle à manger grande comme une cabine de bateau, d'une cuisine, d'une chambre de bonne, le tout donnant sur le plus large horizon. Le philosophe voyait de ses fenêtres toute l'étendue du jardin des Plantes, la colline du Père-La-Chaise très au loin, dans le fond, à gauche, par delà une espèce de creux qui marquait la place de la Seine. La gare d'Orléans et le dôme de la Salpêtrière se dressaient en face de lui, et à droite la masse du cèdre noircissait sur le fouillis vert ou dépouillé, suivant la saison, les arbres du Labyrinthe. Des fumées d'usines se tordaient, sur le ciel gris ou clair, à tous les coins de ce vaste paysage d'où s'échappait une rumeur d'océan lointain, coupée par des sifflements de locomotives ou de bateaux. Sans doute, en choisissant cette thébaïde, M. Sixte avait cédé à une loi générale quoique inexpliquée de la nature méditative. Presque tous les cloîtres ne sont-ils pas bâtis dans des endroits qui permettent d'embrasser du regard une grande XIX SIÈCLE (PROSE) — u.

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quantité d'espace? Peur-être ces vues démesurées et confuses favorisent-elles les concentrations de la pensée que distrairait un détail trop voisin, trop circonstancié? Peut-être les solitaires trouvent-ils une volupté de contraste entre leur inaction songeuse et l'ampleur du champ où se développe l'activité des autres hommes? Quoi qu'il en soit de ce petit problème qui se rattache à cet autre, trop peu étudié, la sensibilité animale des hommes d'intelligence, il est certain que ce paysage mélancolique était depuis quinze ans le compagnon avec qui le silencieux travailleur causait le plus. Son ménage était tenu par une de ces domestiques comme en rêvent tous les vieux garçons, sans se douter que la perfection de certains services suppose chez le maître une régularité correspondante d'existence. Dès son arrivée, le philosophe avait demandé simplement au concierge une femme de charge pour ranger son appartement et un restaurant d'où il fit venir ses repas. Cette demande risquait d'aboutir aux pires contre-temps d'un service fait à la diable et d'une nourriture de hasard. Elle eut ce résultat inattendu d'introduire dans l'intérieur d'Adrien Sixte précisément la personne que rêvaient ses vœux les plus chimériques, si toutefois un abstracteur de quintessences, comme Rabelais appelle cette sorte de songeurs, garde le loisir de former des vœux.

EUVRES DE PAUL BOUrget.
Plon-Nourrit et Cie, éditeurs.

pral Bourget

LA ROTISSERIE

DE LA REINE PÉDAUQUE

Jérôme Coignard.

TEL que vous me voyez, dit-il, ou pour mieux dire, tout autre que vous me voyez, jeune, svelte, l'œil vif et les cheveux noirs, j'ai enseigné les arts libéraux au collège de Beauvais, sous MM. Dugué, Guérin, Coffin et Baffier. J'avais reçu les ordres et je pensais me faire un grand renom dans les lettres. Mais une femme renversa mes espérances. Elle se nommait Nicole Pigoreau et tenait une boutique de librairie A la Bible d'or, sur la place, devant le collège. J'y fréquentais, feuilletant sans cesse les livres qu'elle recevait de Hollande, et aussi ces éditions bipontiques, illustrées de notes, gloses et commentaires très savants. J'étais aimable, Mme Pigoreau s'en aperçut pour mon malheur. Elle avait été jolie et savait plaire encore. Ses yeux

(1) FRANCE (Anatole-François THIBAULT, dit Anatole), né à Paris en 1844, mort à Saint-Cyrsur-Loire en 1924. Il s'est fait connaître par deux volumes de vers dans la manière de Leconte de Lisle les Poèmes dorés (1873) et les Noces corinthiennes (1876). Depuis il n'écrivit plus qu'en prose. Citons: le Crime de Sylvestre Bonnard (1881); le Livre de mon ami (1885); Thaïs (1890); la Rôtisserie de la reine Pédauque (1893); le Lys rouge (1894); le Jardin d'Epicure (1896); quatre volumes de ce qu'il intitule Histoire contemporaine: l'Orme du Mail, le Mannequin d'osier, l'Anneau d'améthyste, Monsieur Bergeret à Paris (1897-1901); quatre volumes de critique, sous le nom de Vie littéraire (1888-1892); Filles et Garçons (1900); Clio, contes (1900); Jean Gutenberg suivi du Traité des phantosmes de Nicole Langelier (1900); Crainquebille (1902); Putois Riquet et plusieurs récits profitables (1904); Opinions sociales (1902); l'Eglise et

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parlaient. Un jour les Cicéron et les Tite-Live, les Platon et les Aristote, Thucydide, Polybe et Varron, Épictète, Boèce et Cassiodore, Homère, Eschyle, Sophocle, Plaute et Térence, Diodore de Sicile et Denys d'Halicarnasse, saint Jean Chrysostome et saint Basile, saint Jérôme et saint Augustin, Erasme, Saumaise, Turnèbe et Scaliger, saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, Bossuet traînant Ferri à sa suite, Lenain, Godefroy, Mézeray, Maimbourg, Fabricius, le père Lelong et le père Pitou, tous les poètes, tous les orateurs, tous les historiens, tous les Pères, tous les docteurs, tous les théologiens, tous les humanistes, tous les compilateurs, assemblés du haut en bas des murs, furent témoins de nos baisers.

« Je n'ai pu vous résister, me dit-elle, n'en prenez pas une mauvaise opinion de moi. »

Elle m'exprimait son amour avec des transports inconcevables. Une fois, elle me fit essayer un rabat et des manchettes de dentelle, et, trouvant qu'ils m'allaient à ravir, elle me pressa de les garder. Je n'en voulus rien faire. Mais comme elle s'irritait de mes refus, où elle voyait une offense à l'amour, je consentis à prendre ce qu'elle m'offrait, de peur de la fâcher.

Ma bonne fortune dura jusqu'au temps où je fus remplacé par un officier. J'en conçus un violent dépit, et, dans l'ardeur de me venger, je fis savoir aux régents du collège que je n'allais plus à la Bible d'or, de peur d'y voir des spectacles propres à offenser la modestie d'un jeune ecclésiastique. A vrai dire, je n'eus pas à me féliciter de cet artifice. Car Mme Pigoreau, apprenant comme j'en usais à son égard, publia que je lui avais volé des manchettes et un rabat de dentelle. Ses fausses plaintes allèrent aux oreilles des régents qui firent fouiller mon coffre et y trouvèrent la parure, qui était d'un assez grand prix. Ils me chassèrent, et c'est ainsi que j'éprouvai, à l'exemple d'Hippolyte et de Bellerophon, la ruse et la méchanceté des femmes. Me trou

la République (1905); Histoire comique, roman (1903); Sur la pierre blanche (1905); Vers les temps meilleurs (1907); Jeanne d'Arc (1908); l'Ile des Pingouins (1909); les Contes de Jacques Tournebroche (1908); les Sept Femmes de Barbe-Bleue (1909); les Dieux ont soif (1912); la Révolte des anges (1914); le Petit Pierre (1918); la Vie en fleur (1921). Il a tiré de sa nouvelle Crainquebille une comédie représentée à la Renaissance en 1903, et a fait représenter au même théâtre, en 1906, une comédie en un acte Au petit bonheur. Il faut ajouter à cette liste un certain nombre de discours et de conférences socialistes.

vant dans la rue avec mes hardes et mes cahiers d'éloquence, j'étais en grand risque d'y mourir de faim, lorsque, laissant le petit collet, je me recommandai à un seigneur huguenot, qui me prit pour secrétaire et me dicta des libelles sur la religion.

Ah! pour cela s'écria mon père, c'était mal à vous, monsieur l'abbé. Un honnête homme ne doit pas prêter la main à ces abominations. Et pour ma part, bien qu'ignorant et de condition mécanique, je ne puis sentir la vache à Colas.

Vous avez raison, mon hôte, reprit l'abbé. Cet endroit est le plus mauvais de ma vie. C'est celui qui me donne le plus de repentir. Mais mon homme était calviniste. Il ne m'employait qu'à écrire contre les luthériens et les sociniens, qu'il ne pouvait souffrir, et je vous assure qu'il m'obligea à traiter ces hérétiques plus durement qu'on ne le fit jamais en Sorbonne.

Amen, dit mon père. Les agneaux paissent en paix tandis que les loups se dévorent entre eux.

L'abbé poursuivit son récit :

Au reste, dit-il, je ne demeurai pas longtemps chez ce seigneur qui faisait plus de cas des lettres d'Ulric de Hutten que des harangues de Démosthène et chez qui on ne buvait que de l'eau. Je fis ensuite divers métiers dont aucun ne me réussit. Je fus successivement colporteur, comédien, moine, laquais. Puis, reprenant le petit collet, je devins secrétaire de l'évêque de Séez, et je rédigeai le catalogue des manuscrits précieux renfermés dans sa bibliothèque. Ce catalogue forme deux volumes in-folio, qu'il plaça dans sa galerie, reliés en maroquin rouge, à ses armes, et dorés sur tranches. J'ose dire que c'est un bon ouvrage.

Il n'aurait tenu qu'à moi de vieillir dans l'étude et la paix auprès de monseigneur. Mais j'aimais la chambrière de Mme la baillive. Ne m'en blâmez pas avec trop de sévérité. Brune, grasse, vive, fraîche, saint Pacôme lui-même l'eût aimée. Un jour, elle prit le coche pour aller chercher fortune à Paris. Je l'y suivis. Mais je n'y fis point mes affaires aussi bien qu'elle fit les siennes. J'entrai, sur sa recommandation, au service de Mme de Saint-Ernest, danseuse de l'Opéra, qui, connaissant mes talents, me chargea d'écrire, sous sa dictée, un libelle contre Mlle Davilliers, de qui elle avait à se plaindre. Je fus un assez bon secrétaire, et méritai bien les cinquante écus qui m'avaient été promis. Le livre fut imprimé à Amsterdam, chez MarcMichel Rey, avec un frontispice allégorique, et Mlle Davilliers reçut le premier exemplaire au moment où elle entrait en scène

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