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preuve, que ces faits sont rares, c'est qu'ils ont frappé l'imagination contemporaine d'une sorte de frayeur mystérieuse. Chaque suicide est pour les chroniqueurs le crime inexpiable de Judas. Le récit ne s'en fait qu'avec une pieuse horreur. On peut dire que le moyen âge est comme un point d'arrêt dans l'histoire du suicide.

Pendant toute cette époque où le dogme chrétien règne sans conteste sur les consciences, la mort volontaire apparaît encore de temps à autre; mais ce n'est plus comme autrefois une doctrine, c'est une révolte contre la règle acceptée. Quand vint le protestantisme, il eut de nouvelles condamnations contre le suicide. Luther déclare formellement que Dieu est le maître unique, absolu, de la vie et de la mort. Calvin et Théodore de Bèze ne sont pas moins explicites. On connaît cette lettre admirable de Jane Grey au docteur Aylmers, écrite la veille de sa mort, et dans laquelle cette pauvre reine de neuf jours, cette femme, presque un enfant, raconte quel pieux raisonnement elle opposa aux tentatives de son fidèle serviteur Asham, qui voulait la soustraire par le poison aux ignominies du dernier supplice, et qui l'excitait à la mort volontaire en lui proposant les exemples antiques. « Les anciens, dit-elle, élevaient leur âme par la contemplation de leurs propres forces; les chrétiens ont un témoin, et c'est devant

lui qu'il faut vivre et mourir : les anciens voulaient glorifier la nature humaine, et mettaient au premier rang des vertus la mort qui soustrait au pouvoir des oppresseurs; les chrétiens estiment davantage le dévouement qui nous soumet aux volontés de la Providence. Ainsi pensait, ainsi mourut cette aimable et douce reine, qui a su émouvoir le cœur de la postérité par ce qu'il y a de plus touchant au monde, la grâce dans l'infortune.

Mais en face du catholicisme qui renouvelle ses arrêts, et du protestantisme qui proclame qu'à Dieu seul appartient le droit sur la vie, voici la Renaissance qui revendique les fiers priviléges du stoïcisme et renouvelle l'école philosophique du suicide. Le réveil éclatant des sciences et des lettres, l'admiration de la savante antiquité, la passion de l'imitation, le prestige des grands noms et des morts illustres, le goût renaissant pour le paganisme, l'ébranlement des croyances, voilà autant de causes énergiques qui contribuèrent puissamment à modifier les idées du moyen âge sur la mort volontaire. Alors se produisent de toutes parts des apologies philosophiques. Thomas Morus, dans son Utopie, admet, en certains cas, la légitimité du meurtre de soi-même. Un autre Anglais, Jean Donne, compose, sous la double inspiration de la Renaissance qui exalte son esprit et de la misère qui l'opprime, un livre intitulé « Suicide, démonstration de

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cette thèse l'homicide de soi-même n'est pas si naturellement un péché, qu'il ne puisse être vu autrement; dans laquelle la nature et l'étendue de toutes les lois qui semblent être violées par cet acte, sont soigneusement passées en revue. » En France, Montaigne est un apologiste enthou siaste de la mort stoïcienne, et il exprime sa sympathie décidée pour le trépas de Caton, qu'il glorifie à chaque instant, j'allais dire qu'il déifie. « Ce personnage-là, nous dit-il, feut véritablement un patron que nature choisit pour montrer où l'humaine vertu et fermeté pouvait atteindre..... Son trépas lui procura je ne sçay quelle esjouissance de l'âme, et une émotion de plaisir extraordinaire et d'une volupté virile. » Et ailleurs : « Le sçavoir mourir nous affranchit de toute subjection et contrainte.... La plus volontaire mort, c'est la plus belle. La vie despend de la volonté d'autruy, la mort de la nostre. En aucune chose, nous ne devons tant nous accommoder à nos humeurs qu'en celle-l. La réputation ne touche pas une telle entreprise, c'est folie d'en avoir respect. Le commun train de la guarison se conduit aux des pens de la vie; on nous incise, on nous cauté rise, on nous destruit les membres, on nous sous trait l'aliment et le sang; un pas plus outre, nous voilà guaris tout à fait. Sur ce point, Montaigne, c'est Sénèque ressuscité dans la plus pure tradi

tion de l'école stoïcienne du suicide. Aussi voit-on se multiplier, à cette époque, les morts volontaires, presque toutes frappées à l'effigie antique. M. Bourquelot, dont nous abrégeons à regret les curieuses recherches, cite entre autres le neveu du comte de Peterborough, Philippe Mordaunt, qui se tua au sein même du bonheur; Richard Smith, qui en fit autant après avoir perdu toute sa fortune; Charles Blount, traducteur de la vie. d'Apollonius de Tyane, qui se perça d'un couteau pour ne pas succomber à une passion criminelle; Bonaventure des Périers, l'auteur du Cymbalum mundi, qui s'enferra de son épée dans un moment de désespoir; Jérome Cardan, mathématicien et philosophe célèbre, qui avait prédit l'époque de sa mort, et qui, pour ne pas recevoir de démenti de la nature, la força à lui obéir en mourant de faim. Un trépas presque antique est celui de Philippe Strozzi, ce Romain égaré au seizième siècle. Fait prisonnier par le grand-duc Côme Ier, son ennemi, et accusé d'avoir pris part à l'assassinat du duc Alexandre Ier, il préféra se tuer plutôt que de s'exposer à révéler, dans la torture, le nom de ses amis « Si je n'ai pas su vivre, dit-il, du moins je saurai mourir. Son testament porte l'empreinte de la fierté républicaine et des réminiscences classiques : « Au Dieu libérateur ! Pour ne pas rester plus longtemps au pouvoir de mes barbares enne

mis, qui m'ont injustement et cruellement emprisonné, et qui peuvent me contraindre, par la violence des tourments, à révéler des choses nuisibles à mon honneur, à mes parents, à mes amis; moi, Philippe Strozzi, j'ai pris la seule résolution qui me restait, toute funeste qu'elle me paraisse pour mon âme, la résolution de mettre fin à ma vie de mes propres mains. Je recommande mon âme à la souveraine miséricorde de Dieu, et je le prie humblement, à défaut d'autre grâce, de lui accorder, pour son dernier asile, le séjour où habitent les âmes de Caton d'Utique, et des hommes vertueux qui ont fait une semblable fin. Tout l'esprit du seizième siècle a passé dans ces dernières paroles.

Le dix-septième siècle est une époque relativement calme, où la vie se régularise, où s'apaisent les ardeurs fiévreuses du siècle précédent. Les croyances, un instant ébranlées, se rétablissent dans les âmes. La philosophie spiritualiste ajoute aux espérances de la foi celles de la raison. Les inquiétudes du seizième siècle se pacifient; c'est un siècle organique, et ces époques privilégiées de l'histoire ont un caractère de solide grandeur et de paix animée qui se concilie mal avec les maladies morales dont le suicide est le terme. C'est au dix-huitième siècle, et surtout au déclin du siècle qu'à la veille d'un monde nou

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