Oldalképek
PDF
ePub

L'ouvrage, cependant, ne laisse pas de répondre jusqu'à un certain point au but qu'il ne m'a pas été donné de poursuivre directement; et la définition détaillée de ce but pourra, tout à la fois, faire juger en quoi ma chrestomathie peut servir un pareil dessein, sur quels points elle ne le sert pas, enfin de quelle manière un maître intelligent pourrait l'y faire concourir.

L'étude d'une langue est celle d'un fait historique, naturel dans sa base comme tous les faits contingents, et ressortissant, à travers des circonstances données, à ce qu'il y a d'universel et de fondamental dans l'esprit humain. Trouver l'immuable dans le muable est l'objet de toute étude vraiment scientifique. C'est dire par là même qu'une telle étude, sans répudier l'utilité immédiate, n'en fait pas son but; il ne s'agit pas de pratiquer, mais de connaître, et connaître une langue, c'est connaître son présent et son passé, c'est même, jusqu'à un certain point, augurer son avenir: l'étude d'une langue embrasse nécessairement celle de son histoire.

Si nous parlons d'abord du présent de la langue, ou de ses caractères actuels, nous y distinguons trois objets dans lesquels elle est tout entière comprise: la lexicologie, la synonymie et la grammaire. Je suppose pour un moment une chose que je n'accorde pas, savoir, que, dans l'étude scientifique d'un idiome, le présent puisse être détaché du passé, comme si une ligne précise les séparait, comme si le présent d'une langue était autre chose qu'un mot, comme si la vie d'un idiome n'était pas un fait continu, un mouvement plutôt qu'un état, quelque chose de plus propre au récit qu'à la description. Abdiquons, pour un moment, la rigueur de ces principes, auxquels nous reviendrons; et considérons la langue actuelle dans les trois éléments que j'ai nommés.

La lexicologie, ou la connaissance des vocables actuels, n'a guère de meilleur dépôt qu'un recueil emprunté tout entier aux plus excellentes pages des classiques. La lecture immédiate des auteurs peut induire en quelques erreurs, surtout les étrangers; un dictionnaire, si bien fait qu'on veuille le supposer, ne saurait donner du sens des mots une aussi vive intuition que la langue réelle, organisée, la langue appliquée à la vie; et d'ailleurs s'il est toujours obligé de laisser en dehors de son enceinte une foule de mots qui, pour n'être pas encore officiels, n'en sont pas moins consacrés par l'usage, si c'est pour lui une loi nécessaire de demeurer toujours de quinze ans en deçà de l'état réel de la langue, il recule son point de départ de bien plus de quinze ans, et se paie

trop sur le passé de ce qu'il se refuse dans le présent. Que de mots il sanctionne, il recommande pour ainsi dire, dont personne ne veut plus! Une chrestomathie bien faite (mais cette condition emporte un peu plus qu'on ne croit et beaucoup plus que je ne puis réaliser) serait un vrai dictionnaire de la langue, et, sans offrir tous les avantages des dictionnaires proprement dits, en aurait de propres et d'exclusifs. Elle exigerait, je l'avoue, une main bien délicate et bien sûre. Sa moisson devrait se faire entre deux limites aussi importantes à respecter que difficiles souvent à apercevoir. Où commence, dans le passé, la langue du présent? Où finit-elle? où faut-il cesser d'emprunter et de citer? où la main s'arrêtera-t-elle entre l'idiome refroidi et la langue en fusion? Et, les limites une fois posées, il faut choisir dans l'espace qu'elles enferment. S'il s'agit de faire connaître les plus célèbres talents qui ont honoré la littérature, trop de purisme pourrait nuire à ce but. Il y a des individualités de langage qui tiennent à l'individualité du génie, que celle-ci rend légitimes, et qui ne s'en détachent pas. Que faut-il exclure? que faut-il admettre? L'embarras n'est pas toujours petit, et je l'ai quelquefois éprouvé.

Supposez le choix bien fait, la langue a présenté elle-même ses vrais éléments, les mots leurs acceptions génuines: mais l'objet pour cela n'est pas rempli. Les mots, véritables individus du langage, se rattachent tous à des familles; chaque idée a la sienne, où l'on voit figurer le substantif, le verbe, l'adjectif, l'adverbe, l'affirmatif et le négatif, le simple et le particulé, et plusieurs applications ou nuances caractérisées par les terminaisons. Ces familles, plus ou moins entières, offrent des lacunes plus ou moins singulières ou rationnelles, et se complètent tantôt dans une même source, par analogie, tantôt dans deux sources différentes, par adoption. La richesse de la langue doit être évaluée soit dans le nombre des signes dont elle se compose, soit dans la force qui les multiplie, soit dans les ressources qui lui en tiennent lieu; les causes de cette richesse doivent être recherchées, ses effets étudiés; il faut chercher si le nombre des mots accuse exactement le degré de la culture intellectuelle, si cette monnaie du langage n'est qu'un signe de la richesse ou une richesse réelle, si la pauvreté relative d'une langue n'a point, dans des circonstances données, quelques avantages littéraires. La force de composition, de reproduction, ou son

1

4) Travail, laborieux. Découvrir devrait former découvreur, que je n'ai trouvé que chez Voltaire; traiter, tractation; mémoire, mémoriser; rassurer, rassurance; méconnaître, méconnaissance; transparent, transparaître; onéreux, exonération; ingénieux. ingéniosité. Les Anglais disent ingenuity, ce qui est bizarre.)

*

absence, doit aussi être signalée, avec toutes ses conséquences, de même que cette autre synthèse qui fait passer des segments de phrase à la qualité de mots individuels. Il faut faire remarquer quelles classes d'objets sont le plus abondamment pourvues de signes, à quel degré de profondeur la langue pénètre dans la vie intérieure, dans quelle proportion elle représente les divers éléments de la nature humaine, ce qu'elle renferme de pittoresque, d'expressif, d'intime ou de naïf, ses onomatopées, ses tropes, ses allusions; en quelle mesure et par quels moyens elle a pourvu à la souplesse du discours; si elle est plus oratoire ou plus poétique. Toutes ces observations appartiennent à la statistique d'une langue, et l'on pourrait faire aussi sa géographie, si des préventions un peu étroites n'en détournaient pas. Mais tout cela ne s'offre pas de soi-même au regard; et il en est de même de la synonymie; elle ne sort pas spontanément, ou du moins distinctement, des écrits des classiques. Leur lecture assidue doit finir sans doute par faire pénétrer dans l'esprit le sens exact de chaque terme; on s'accoutume peu à peu à voir chaque mot sous sa notion la plus précise, sous sa nuance la plus délicate; on ne lirait pas longtemps Buffon sans obtenir ce résultat: mais encore faut-il se rendre compte de ces nuances, quand ce travail, comme je le veux bien croire, serait superflu pour la pratique, il resterait entier pour la science, qui est, en semblable matière, la conscience des choses. Si le sentiment des synonymes enrichit le langage, la science des synonymes enrichit l'esprit. Ce n'est plus même de la philologie, c'est de la philosophie. Bien nommer, c'est bien connaître ; et l'arbitraire d'une nomenclature est corrigé par son explication. Ici mon travail est en défaut; les synonymies ne sont pas même indiquées ; c'est au maître qui se servira de ma chrestomathie à faire ce que je n'ai pu entreprendre; et je ne saurais trop lui recommander de saisir, dans les morceaux que lui présente ce recueil, les meilleures occasions d'un exercice aussi fructueux pour l'intelligence, et, je puis ajouter, aussi agréable en lui-même.

La grammaire est la troisième étude qui se rattache à un recueil comme celui-ci. Ce qu'on appelle communément en grammaire, des règles, ce sont au point de vue de la science, des faits; des faits qu'elle constate d'abord, et qu'ensuite elle explique; car chacun d'eux a sa raison, et cette raison n'est jamais mauvaise. Ici l'appareil scientifique est ce qu'il y a de plus opposé à la vraie science. La tâche du grammairien est de se faire jour à travers

les nomenclatures et les notions factices, pour arriver au point de départ logique ou psychologique de chaque fait grammatical. Il y a des gens, dit Montaigne, qui voudraient toujours artialiser la nature; il vaudrait mieux naturaliser l'art. Au fait, c'est là le dernier but de la science; elle ne noue pas, elle dénoue; du moins son triomphe est tour à tour de faire paraître compliqué ce qu'on croyait simple, et simple ce qu'on jugeait compliqué; et c'est par cette surprise qu'elle finit. Mais il faut y être arrivé soi-même pour savoir avec quelle obstination et par combien de détours l'esprit humain, presque en toutes choses, évite le chemin direct.

Le génie d'une langue, c'est-à-dire du peuple qui l'a formée et qui la forme sans cesse, se révèle dans ses matériaux et dans leur architecture. Cette architecture est l'objet de la grammaire. Il faut comprendre sous ce mot de grammaire non-seulement les règles du langage, mais ses habitudes; car, à côté des lois positives, toute langue, comme tout peuple, a ses mœurs. La grammaire, science de faits, observe tout le tissu du langage; et dans ce tissu les fils les plus déliés ne sont pas toujours les moins importants. Il est merveilleux de voir comment un peuple a déposé l'empreinte de son caractère dans les moindres détails de sa langue; et quand on réfléchit que ce qu'elle a de plus délicat date d'une époque de demi-barbarie, quand on remarque en outre combien peu de choses et de peu de valeur une époque civilisée peut ajouter dans ce genre à l'œuvre de ces âges ténébreux, on est conduit à des questions dont la réponse n'est pas toute à l'avantage du système de la perfectibilité.

Parmi les nombreuses distinctions que découvre l'étude entre les différents idiomes, il en est une qui semble capitale. Le caractère logique domine chez quelques-unes de ces langues; chez quelques autres, c'est le caractère philosophique. Nous n'en voulons pas conclure que la logique et la philosophie s'excluent, mais au moins que ce sont deux choses différentes. La logique, ce sont les mathématiques des idées, comme les mathématiques sont la logique des nombres. Elle traite de vérités sans corps, des formes nécessaires et universelles de l'esprit humain; la philosophie, c'est l'esprit humain lui-même dans sa réalité. Une langue philosophique est celle qui correspond à la nature de l'esprit humain; or, l'esprit humain, avant que la logique l'ait pris à soi pour le considérer à part, nous apparaît uni à toutes les facultés humaines; il fait corps avec elles; il en subit l'influence; et l'on ne peut l'envisager dans

sa réalité sans que le regard embrasse forcément tout l'ensemble des phénomènes au milieu desquels il se développe: car l'esprit isolé de l'âme est une fiction, la raison pure est un être de raison. La philosophie, qui est la science de la vérité interne, doit reproduire cet état complexe; pour le reproduire, il faut le sentir; avec de la logique pure, on ne fera jamais que de la logique; la philosophie, c'est l'humanité avec la conscience réfléchie d'elle-même. Si ces observations sont justes, on comprendra qu'une langue puisse être logique sans être philosophique au même degré. Une telle langue s'attache aux idées des choses plus qu'aux choses ellesmêmes; elle est conséquente, régulière, toujours prête à rendre compte de ses procédés; elle reproduit les formes de la pensée, plutôt que la pensée. Elle analyse toujours, et n'est contente que de ce qu'elle peut analyser. La langue philosophique procède davantage par synthèse; et, chose remarquable, parce qu'elle est philosophique, elle est poétique. Elle ne conclut pas seulement, elle devine, elle invente. Les formes qu'elle rencontre lui donnent gratuitement ce que l'analyse vend pour ainsi dire à une langue logique. Elle est moins conséquente pour être plus humaine, moins exacte pour être plus vraie. Elle joint les mots aux mots de la même manière que les métaux sont soudés aux métaux, je veux dire par la chaleur; ciment invisible, immatériel, auprès duquel celui de l'analyse est grossier. Cela ne veut pas dire qu'elle soit seule à disposer de la synthèse: quelle langue s'en pourrait passer? ce qui distingue les langues logiques c'est seulement de s'en défaire aussitôt que possible; car elle est à leur début, et dans leurs éléments. On ne peut rendre compte de tout, et les premiers commencements de toute chose sont de l'instinct et de la divination. Sera-t-il permis de donner un exemple? Qui rendra jamais compte de l'introduction du pronom relatif et de la conjonction que dans les langues? Qui n'en sent pourtant la valeur et la nécessité? Mais ces mots si nécessaires sont dans le cas de mille autres choses nécessaires: ce sont celles-là qui se laissent le moins analyser et définir.

Une langue logique est, d'ailleurs, par son caractère, une empreinte de l'humanité et le portrait d'un peuple; elle est par là même intéressante à étudier; et cette étude peut devenir un exercice de raisonnement.

Mon recueil eût gagné en intérêt si j'avais pu, en multipliant les notes, faire ressortir la présence et la proportion du mélange

« ElőzőTovább »