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diverses de la civilisation. Il y a des pays et des siècles tristement privilégiés, où le suicide se multiplie dans des proportions effrayantes. Il y a des contrées, au contraire, et des temps où la mort volontaire devient un crime tout à fait rare et presque monstrueux. A quoi tient cette différence ? La douleur est partout; elle ne change pas avec les degrés de longitude non plus qu'avec les époques. Elle est à peu près toujours la même, variant d'expression et d'aspect, non d'intensité, et frappant sans relâche sur le cœur humain. Les passions, qui sont l'éternel aliment de la souffrance, ne changent guère non plus c'est l'amour et son délire, l'orgueil et ses exaltations trompées, la jalousie et ses tortures. Comment donc se fait-il que les mêmes causes, éternellement subsistantes, ne produisent pas toujours le même résultat? On a voulu réduire toute la question à une question de climat. On a dit, par exemple, que si l'Angleterre est la terre classique du suicide, cela tient au brouillard qui porte à la mélancolie, tandis que le suicide est très-rare chez les peuples du midi, l'air qu'on y respire faisant aimer la vie. Explication bien insuffisante et qui ne rendrait pas compte de ces holocaustes humains dont les bords du Gange ont été si souvent le théâtre. Je ne sache pas non plus que le suicide soit en honneur chez ces peuples relégués aux extrémités glacées du pôle, là où le

climat le plus âpre devrait inspirer les plus sinistres tristesses, chez les Lapons par exemple, ou chez les Samoyèdes. D'ailleurs, au train dont nous y allons en France, nous enlèverons bientôt à l'Angleterre cette triste gloire d'être la terre privilégiée du suicide1, et l'argument du climat tombera de lui-même. Je ne prétends pas nier les influences mélancoliques de la nature, et je sais trop bien dans quelle étroite amitié l'homme vit avec le sol, le ciel et la mer de son pays, pour ne pas reconnaître et marquer la part de ces affinités mystérieuses de l'homme avec le climat qu'il habite. Mais il y a une cause bien plus active, qui pénètre plus profondément l'homme, et qui explique d'une manière plus vraisemblable ces différences; c'est la civilisation. J'entends par là, sans vouloir faire de définition en règle, ce milieu moral d'idées, de désirs, de besoins et d'intérêts généraux, dans lequel nous naissons et nous vivons, cette atmosphère de principes et de croyances que notre âme respire et qui entretient en nous, en la renouvelant insensiblement, la vie immatérielle. On n'échappe pas à ces influences vives, mais presque insaisissables, qui nous pénètrent à notre insu et de tous les côtés à la fois, par l'éducation, la conver

1. C'est déjà fait, paraît-il. Voir plus loin, à la page 64, une note de M. Legoyt communiquée à l'Académie de médecine de Paris.

sation, la lecture et enfin par l'inévitable participation de chaque homme à la vie générale de l'humanité. On est irrésistiblement de son temps et de son pays; tous ne subissent pas, dans la même mesure, l'action des doctrines régnantes; mais inégalement tous la subissent. Si cette atmosphère est saine et pure, on respire la santé; si elle est viciée et malsaine, on respire la fièvre, et si tous n'en meurent pas, si tous ne sont pas même gravement malades, tous, du moins, inévitablement, souffrent c'est la loi, et il ne faut pas nous en plaindre, car c'est cette loi physique à la fois et morale qui consacre, pour ainsi dire, sensiblement la solidarité sacrée des hommes et qui les contraint, même au sein de l'isolement que crée l'égoïsme ou l'orgueil, à se reconnaître frères au moins dans la fraternité de la souffrance.

Il nous serait aisé de démontrer la réalité de cette grande loi par des considérations générales, si nous n'avions hâte d'arriver aux faits, qui, aux yeux de plusieurs personnes, sont toujours plus concluants que des raisonnements. Mais les faits eux-mêmes se chargeront de parler pour nous, et de faire ce que je pourrais appeler la philosophie du sujet. Ils nous diront que tantôt la civilisation est calme, et qu'alors la vie individuelle est reposée, uniforme, lente, qu'elle s'écoule paisiblement au sein d'un horizon borné, sans secousses d'au

cune sorte, sans grand bonheur et sans catastrophe. L'homme, né sur un sillon, prend les bornes de son champ pour celles de son espérance. Il ne livre pas son coeur aux désirs chimériques,. et meurt dans le lit de son aïeul. C'est alors, qu'au sein de ces existences uniformément immobiles, la tentation du suicide est rare, presque inconnue. Tantôt, au contraire, la civilisation est comme surexcitée, ardente, fiévreuse, et la vie de chacun se ressent profondément de ces ardeurs et de ces fièvres; l'imagination s'échauffe, le désir s'exalte; des horizons immenses, inconnus s'ouvrent; des espérances frénétiques agitent l'âme de ces générations affolées, des ambitions colossales poussent en tout sens l'activité haletante; des émulations gigantesques produisent une concurrence désespérée; c'est alors le contraste de fortunes fabuleuses, improvisées par d'incroyables jeux du hasard, et de catastrophes inouïes, précipitant au fond de l'abîme des rêves insensés. Dans ce conflit de désirs et de déceptions immenses, le suicide joue le rôle de ce dieu des tragédies antiques qui intervenait au dénoûment. Tous ne peuvent pas réussir dans cette mêlée furieuse de la vie. A ceux qui échouent, il reste la ressource de mourir.

Voilà ce que nous diront les faits, ces témoins incorruptibles. Ils nous diront aussi quelle influence directe, immédiate, les idées dominantes

d'un siècle ou d'un pays exercent sur la tentation du suicide. La mort volontaire n'est pas seulement l'effet presque inévitable des agitations fiévreuses d'une société en travail; elle peut être aussi la conséquence d'un dogme religieux ou d'un système philosophique, ou encore d'une mode poétique et toute littéraire. Ces influences diverses font essentiellement partie de la civilisation, et ce n'est encore là qu'une autre face de la même question.

C'est une loi, que le suicide devient rare ou se multiplie selon les croyances ou les convictions d'un siècle. C'est une loi, qu'il prend exactement la forme, l'empreinte des idées régnantes, et qu'il reproduit avec une étonnante fidélité l'état des âmes aux époques principales de l'histoire. Cette démonstration, on pourrait la faire en suivant la triste histoire du suicide à travers les différents âges de l'humanité, depuis le sacrifice mystique du Brahmane à l'Infini qui l'entraîne dans ses mystérieuses profondeurs, jusqu'à l'école Stoïcienne, ouvrant aux âmes romaines cette issue vers la liberté; depuis la doctrine Druidique, envoyant le Gaulois, joyeusement affranchi de la vie, dans un monde meilleur, jusqu'au suicide littéraire des fils rêveurs de Werther et de René.

On n'attend pas de nous cette histoire régulière et approfondie. A peine pourrons-nous, dans les limites que nous nous sommes fixées, tracer les

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