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SIXIÈME ÉTUDE.

DES MOEURS LITTÉRAIRES

AU TEMPS PRÉSENT.

L'autre jour, en suivant d'illustres funérailles1, qui ont été presque un événement public dans ce Paris si frivole pourtant, si facilement oublieux et ingrat, je fus naturellement amené à réfléchir sur les destinées différentes des générations intellectuelles qui se sont succédé en France depuis un demi-siècle, à comparer les circonstances où elles se sont produites sur la scène et les rôles divers qu'elles ont été appelées à y remplir. Quand on voit disparaître un à un ces représentants d'un passé si récent encore, n'est-on pas tenté de croire qu'il y a comme une décroissance dans la race intellectuelle et que le siècle se découronne? Ce sont de grands ancêtres qui se retirent devant les générations nouvelles, sans que l'on puisse voir bien

1. Celles de M. Cousin. Écrit au mois de mars 1867.

distinctement quelles consolations nous réserve l'avenir. Où sera la supériorité manifeste des inspirations, la nouveauté incontestée des aperçus, l'ampleur et la hauteur des conceptions, quand les derniers survivants de cette forte génération auront disparu? Où sera l'originalité du talent et ce qui en est le signe révélateur, l'autorité ? J'aperçois bien une foule de noms qui se présentent à mon appel, confusément pressés sur les confins de la célébrité; mais, dans cette multitude disparate d'écrivains de toute opinion et de toute origine, y en a-t-il quelques-uns qui dépasseront la limite où s'arrête la foule et qu'une supériorité décisive du talent réserve au privilége de ces situations exceptionnelles consacrées par l'assentiment public, élevées au-dessus de la controverse vulgaire et comme à l'abri? A qui doit échoir, dans les nouvelles générations, la royauté intellectuelle? Et d'abord cette royauté doit-elle échoir à quelqu'un? Les conditions qui avaient fondé, il y a quarante ans, ces souverainetés de l'esprit, n'existent plus. Au malheur de perdre ces hommes qui ont été pendant tant d'années investis par l'opinion d'une sorte de magistrature intellectuelle, paraît se joindre un autre malheur, celui de ne les pas voir remplacés. C'est l'examen des conditions nouvelles où se trouve placée la génération présente, comparées aux conditions des générations précédentes

que je voudrais faire rapidement, sans illusion rétrospective, sans autre parti pris que celui de voir juste. Il s'est produit dans la région de l'esprit un singulier phénomène : une sorte de démocratie ombrageuse tend à y régner désormais. Le trait saillant de ce régime tout nouveau dans l'ordre intellectuel, et qui peut-être est là moins à sa place qu'ailleurs, c'est d'une part l'affranchissement de certaines règles dont l'opinion publique était autrefois la gardienne jalouse, d'autre part l'affranchissement de cette autorité du talent que représentaient dans chaque génération quelques grands noms. Aujourd'hui l'individualité des écrivains peut se produire dans sa pleine indépendance, à ses risques et périls, en dehors de toute tutelle et de toute discipline. Cette émancipation absolue estelle un bien, est-elle un mal? Constatons le fait d'abord, essayons d'en expliquer les causes diverses avant d'en apprécier les conséquences, qui d'ailleurs ne se développent encore que d'une manière assez confuse à nos yeux, et dont l'avenir seul pourra juger en dernier ressort les désastres ou les bienfaits.

Il est facile à un observateur impartial de comprendre à quel point les mœurs littéraires ont changé parmi nous depuis vingt ans. C'est un symptôme significatif d'entendre comme nous les avons entendues, des le jour même de ces funérailles

qui emportaient vers le silence éternel une des voix les plus éloquentes de ce siècle, d'ironiques protestations contre l'émotion de la foule. Eh! qui donc respectera-t-on, si l'on ne respecte pas, même au lendemain de leur mort, ces hommes qui ont été une des grandeurs visibles d'un pays? Autour de leurs cercueils, les sympathies du public ne rencontrent plus comme autrefois le silence et l'attitude volontairement désarmée des adversaires; on ne voit plus régner cette trêve de Dieu qu'il semblait de bon goût d'observer à l'heure de ces morts historiques qui sont une date dans un siècle. Il y a parmi les écrivains de tout rang comme une émulation d'indifférence railleuse ou d'hostilité systématique, et un empressement de triste augure pour se montrer affranchis de toute superstition à l'égard de la puissance tombée. De là ces flots d'anecdotes, de récits vulgaires répandus par des mains acharnées sur une illustre mémoire pour en éteindre au moins quelques rayons sous le ridicule. C'est la vengeance des petits esprits contre tout ce qui est grand. De là aussi ces sentences dures, hautaines, implacables, prononcées du haut d'un puritanisme qui se guinde. C'est la vengeance de certains orgueils austères qui, de leur autorité privée, ont pris parmi leur contemporains la charge de grands juges et se sont attribué dès le temps présent la mission de la postérité. De là enfin

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cette critique dont j'admirerais le froid dédain, si elle remplaçait ce qu'elle détruit, et qui applique les formes du dogmatisme le plus hautain à la démonstration de la vanité des dogmes en philosophie. C'est la vengeance des sceptiques et leur revanche contre la longue domination de doctrines détestées. A voir un pareil concours d'écrivains sans illusion, si empressés à exposer au jour les misères secrètes de l'homme ou les défaillances du talent, il semble que chacun d'eux n'ait rien de plus à cœur que de bien montrer qu'il n'est pas dupe, que l'attendrissement de la foule n'est pas contagieux pour les gens d'esprit, et que le privilége de la critique est de garder son sang-froid, même devant une tombe illustre. Quand cette preuve sera faite, où sera l'avantage? Qu'y aurat-on gagné? Une chose seulement on aura tué la dernière forme du respect en France, ce respect qui survivait à tant d'illusions détruites, le respect du talent. Le beau profit! et combien les écrivains qui conspirent en faveur de ce résultat auront lieu de s'en applaudir! Qu'on y prenne garde, ceux-là même qui ont été les premiers chefs et les instigateurs de cette révolution dans nos mœurs littéraires pourront un jour en devenir les victimes. La justice de l'opinion a de terribles clairvoyances, et se plaît parfois à des représailles sévères.

Dans ces manifestations de la critique frivole ou

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